L'AGRICULTURE  ET  L'ÉLEVAGE  À  LA  BASTIDE d’AUBRAC

Par Thierry Quintard

 

 

Les habitants de La Bastide d'Aubrac et de ses environs ont toujours vécu de la terre, mais ils n'en ont pas toujours exploité les mêmes ressources ni recueilli les mêmes fruits de leur sol.

Au cours des siècles, les priorités agricoles ont évolué, en phase avec les orientations de la région et du pays, car un terroir ne se conçoit pas replié sur lui-même mais plus ou moins connecté à d'autres terroirs, à des villes, proches ou lointaines. Par ailleurs les produits de la terre sont soumis à la loi de l'offre et de la demande, ce qui entraîne le succès ou la disparition de certaines cultures ou certains types d'élevage.

Même si des trouvailles archéologiques nous incitent à penser que l'élevage (de moutons) était pratiqué sur le plateau dès l'époque gallo-romaine, nous n'avons pas de document sur la région antérieur à 1350 en ce qui concerne l’agriculture. C'est donc à partir de cette date que nous commencerons notre étude.

 

Le Moyen-âge : de l'herbe et du blé

Les archives remontant à la Guerre de Cent Ans nous montrent un paysage non encore totalement défriché où landes et bois recouvrent une bonne part du plateau et des pentes abruptes descendant vers le torrent de Boralde(1).

Sur les pentes, il s'agit bien de bois (« cultivés »!), et non de forêts, car quelques habitants exploitent des parcelles privées, probablement pour la construction de charpentes. Pour le chauffage et les menus ouvrages, les autres paysans disposent du vaste bois de Tilières, sans oublier les droits d'usage les autorisant à ramasser le bois mort dans la forêt seigneuriale, que le baron de Calmont  fréquente dans le seul but d'y chasser.

Sur le plateau, les landes ou bois dégénérés par le pâturage accueillent des troupeaux bovins ou ovins qui vont paître sur des « terres communes » réservées à tel village ou tel hameau (biens dits aujourd'hui « sectionnaux ») ou, plus souvent sur l'ensemble des  terres qu'ils parcourent méthodiquement : c'est la vaine pâture, qui restera en usage même après la révolution. Ce système des « parcours » est essentiel car tous les paysans possèdent du « bestial gros ou menu », c'est à dire des vaches ou des brebis, qu'ils engraissent avant de les revendre : ce qui leur fournit l'essentiel de leurs revenus.

Mais si l'élevage fournit de l’argent, en plus de laine et de lait, il ne nourrit pas directement les paysans ; il ne faut en effet pas tuer la « poule aux œufs d'or » et les bêtes ne sont abattues pour leur viande qu'en fin de vie. Pour s'alimenter les Bastidans(2) comptaient avant tout sur le seigle, ingrédient essentiel de leur pain quotidien (qu’ils font cuire au four commun) et un peu sur l’avoine, plus rare et peut-être consommée en bouillie ou agglomérée au pain. Les champs de seigle et d'avoine permettaient tout simplement de survivre ...Les « gros légumes » du jardin (choux, oignons, navets ...) venaient en complément pour faire la soupe, quotidienne elle aussi.

Enfin pour alimenter leur bétail pendant l’hiver, les paysans du lieu disposaient de nombreux prés bien irrigués dont ils stockaient le foin dans des granges. Pour nourrir leurs bœufs de labour ils clôturaient des prés de qualité moyenne afin d'y créer des devèzes(3) soustraites en tout temps à la dent vorace du troupeau commun.

On le voit, du blé et de l’herbe, de l'herbe et du blé, telles étaient les deux mamelles de l'exploitation Bastidane à la fin du Moyen-âge. A ces productions, il faut ajouter la vigne cultivée au bas des coteaux surplombant le Lot, qui fournit surtout un vin de qualité moyenne principalement destiné à la consommation familiale.

 

Les temps modernes: châtaignier, sarrasin, pomme de terre et maïs

 La Renaissance va voir l'implantation d'une nouvelle culture, celle du châtaignier, que l'on surnommera  plus tard l'arbre à pain.

Cet arbre permet d'assurer même en saison difficile une production de fruits et de farine (non panifiable à elle seule) qui permet d'assurer la survie des hommes lorsque la récolte de céréales a été gâtée. Seul problème : il ne prospère qu'en dessous de l'altitude de 800 mètres, or La Bastide se situe précisément à cette hauteur … Qu'à cela ne tienne, on plantera petit à petit les arbres sur les pentes descendant vers les boraldes … qui en sont encore majoritairement recouvertes aujourd’hui.

Les 17° et 18° siècles verront l'arrivée d'une nouvelle ressource : le sarrasin, ou blé noir qui va prendre un peu de la place occupée auparavant par l’avoine. Cette polygonacée, qui n'est pas une céréale, permettait la confection de galettes et servait parfois à l'alimentation des cochons.

Le maïs, parfois localement dénommé millet apparaîtra à peu près en même temps et permettra de diversifier l'alimentation des hommes et des bêtes, même s'il restera toujours minoritaire sur le plateau.

 

La révolution, un morcellement des propriétés

 Après la révolution, les cultures restent les mêmes et l'élevage reste l'activité dominante à et autour de La Bastide. Par contre les nouvelles lois instaurant un partage successoral plus égalitaire qu’auparavant, les propriétés grandes ou moyennes sont quelque peu écornées par les legs faits aux frères ou aux sœurs de l'héritier principal. Au fil des décennies, ce dernier finit tout de même par racheter presque toutes les parcelles qui lui ont échappé, voire à en hériter lui même, au décès d'un collatéral sans enfant!

Cependant cette tendance amène un morcellement accru des propriétés moyennes, de nouvelles micro-exploitations arrivant à survivre au milieu du 19° siècle grâce à une conjoncture très favorable ; les années 1850 restent en effet l'âge d'or de la paysannerie française (et rouergate...). Cette augmentation de revenus permet à la plupart des exploitants d’améliorer, d’agrandir, voire de reconstruire leurs habitations, granges et étables ; de fait la grande majorité des bâtiments visibles aujourd'hui à La Bastide et dans ses environs datent  du 19° siècle.

En résumé, jamais les exploitants n'ont été aussi nombreux, les habitations aussi vastes et solides, l'élevage et l'agriculture florissants qu'au cours de cette période, qui voit cependant s'amorcer un exode rural vivace, à destination de Paris principalement et de ses métiers de peine, celui de porteur d'eau par exemple.

 

La première moitié du 20° siècle : la continuité agricole dans le changement démographique

 Les années 1900 prolongent la prospérité du siècle précédent, mais sans la renforcer. Le schéma traditionnel d'agriculture vivrière où l'élevage prédomine reste bien en place.

La première Guerre Mondiale, par son enrôlement massif d'hommes jeunes crée un premier vide démographique, temporairement comblé par les femmes, les enfants et les anciens : il faut faire vivre la terre pour qu'elle fasse vivre les hommes...

Cette dépression dans la population masculine se confirmera en 1918 par l'absence définitive [sic] des soldats morts à la guerre, qui accentue les effets d'un exode rural en augmentation depuis 1880 et le développement des chemins de fer. Les bras viennent parfois à manquer. Heureusement, dans les années 30 une première phase de mécanisation permet aux Bastidans les plus riches de faire tirer par leurs bœufs, voire leur cheval, des faucheuses, moissonneuses et autres râteleuses … On achète des machines au lieu de payer des domestiques et le travail avance plus vite .

Par contre les éleveurs du lieu attendront les années 60 pour investir dans des tracteurs, que les « farmers » des Etats-Unis utilisent depuis des décennies sur leurs immenses étendues. Le dernier char à bœufs de La Bastide sera mis au rencart à la fin des années 70.

La mécanisation a aussi bouleversé le battage des blés avec l'apparition de la batteuse mécanique que des paysans regroupés louent à son propriétaire; cependant cette opération, autrefois effectuée par des rangées d'hommes armés de fléaux, reste éminemment collective en raison du grand nombre de bras nécessaires pour nourrir le «croque-paille».

 

La fin du 20° siècle : une mutation accélérée

 Au lendemain de la deuxième Guerre Mondiale, qui influença peu les habitudes locales, la vie semble inchangée à La Bastide : les paysans utilisent toujours leurs antique chars - qu'ils utiliseront dans les années 50 pour charrier du remblai pour la route de Salgues - entretiennent et cultivent la terre, élèvent des poules, des ânes, des porcs, des abeilles comme au cours des siècles passés.

Mais l'exode rural continue; l'attrait des villes et de leurs métiers sûrs attire les cadets de famille qui ne souhaitent plus rester dans une position subalterne pour devenir l' «oncle» de la famille. Les ouvriers agricoles se font rares; le pittoresque « Baptistou », qui tenait un cabaret avec sa compagne, sera le dernier domestique du village.

Par ailleurs, les progrès des communications (train desservant Espalion depuis 1908, camions, voitures …), en rendant  les produits alimentaires extérieurs plus accessibles, vont petit à petit asphyxier les activités agricoles annexes.

C'est d'abord le VIN qui cesse progressivement d'être fabriqué dans les coteaux ou les caves des fermes. On ne foulera plus le vin dans la cuve vinaire en planches. Le phylloxera, le mildiou et les vins du Languedoc auront raison des vins des boraldes. Aujourd'hui l'élaboration du vin est résiduelle, et les parcelles de vigne sont devenues des pâtures.

C'est ensuite le PAIN que l'on ne cuit plus soi-même au four mais que l'on achète - blanc et frais - chez un boulanger. Les champs les moins fertiles sont alors eux aussi convertis en pâtures, même si la culture de céréales continue pour l'alimentation des bêtes.

Ce sont aussi les CHÂTAIGNES que l'on ne ramasse plus, sinon quelque temps pour nourrir les cochons avant d'abandonner cette corvée peu rentable. On n'utilise plus le bois du châtaignier, on ramasse juste quelques « auriols » pour des grillées anecdotiques.

Ce sont aussi les FRUITS que l'on ramasse moins systématiquement.

Ce sont aussi les POMMES DE TERRE, qui avaient évité des famines au 18° siècle qui sont bien moins largement  cultivées.

C'est ensuite l'élevage des LAPINS qui disparaît peu à peu, alors que celui des MOUTONS est abandonné depuis des décennies. Animal emblématique des campagnes, le dernier COCHON a été tué en l'an 2000 … Par ailleurs il ne reste plus de CHÊVRES en liberté.

Et les fameux ÂNES de La Bastide, si utiles en ce pays accidenté,  ne subsistent plus qu'en petit nombre.

Quand aux ABEILLES, leur domestication a progressivement cessé et leur réintroduction s'est avérée impossible pour cause de grande mortalité comme dans toutes les régions d'élevage.

Et avec ces ressources qui disparaissent du terroir, ce sont autant de savoir-faire qui sont engloutis dans l’oubli.

 Mais le paysan n'est pas pour autant désœuvré car l'entrée dans la Communauté Européenne a entraîné une restructuration de la production agricole nationale , un terroir = une production: La Bastide et les hameaux environnants ne se consacrent désormais plus qu'à l'élevage des vaches de race Aubrac - race rustique et de qualité - pour la reproduction et la viande (une seule exploitation est spécialisée dans le lait, produit par des vaches « pie »). Dans ce contexte, la fermeture de nombreuses fermes a eu comme conséquence positive l'agrandissement des exploitations restantes, par achat ou par fermage.

L’élevage, qui avait toujours eu de l'importance dans cette zone de montagne, est maintenant hégémonique. Les paysans, de moins en moins autarciques et autonomes sont à la base de l'industrie agro-alimentaire et subissent les exigences, les pressions et les fluctuations du marché. Par ailleurs, sans les subventions de l’Europe,  l'élevage local, constitué d'exploitations moyennes ne pourrait subsister dans un contexte de mondialisation intensive. C'est pourquoi un récent projet de suppression de ces aides aux troupeaux de moins de 30 têtes a créé une émotion considérable, les troupeaux locaux avoisinant ce nombre fatidique ! La limite a finalement été fixée à dix bêtes … pour le moment.

 

Et demain ?

 L'avenir n'est pas écrit d'avance pour l'élevage local. Des épizooties et contaminations potentiellement désastreuses restent une épée de Damoclès, comme l'épisode de la « vache folle » (qui n'a pas touché la région) l'a douloureusement montré. Si l'herbe demeure l'aliment préféré du bétail, les compléments alimentaires doivent être soigneusement analysés et choisis ...

Dans quel cadre l'élevage se poursuivra-t-il ? Si un projet similaire à celui de la «ferme de mille vaches», élaboré fin 2013, voyait le jour ; il signifierait que l'activité rurale de tout le canton se réduirait à une seule ferme (gigantesque, il est vrai) !

Pour ce qui est des hommes, la baisse du nombre des exploitations (12 aujourd'hui contre 36 avant la deuxième guerre mondiale, soit trois fois moins de fermes) affaiblit le tissu social et peut créer un sentiment de solitude, qui dans des cas extrêmes conduit au suicide ; le suicide en milieu rural est un tabou solide dans notre société mais une réalité sur l'Aubrac comme partout ailleurs.

Cette dépression démographique rend plus aléatoire la création de jeunes foyers ; les paysans se font rares et peu de citadins étant prêts à accepter les dures réalités de la vie de paysan : l'amour n'est pas toujours dans le pré...

Et le métier de paysan, comment va-t-il évoluer ? Les Bastidans vont sans doute continuer d'élever des vaches mais quel genre de vaches ? Le clonage de la brebis « Dolly » a, dans un passé récent été accueilli avec incrédulité, puis envisagé avec fatalité avant d'être remisé aux oubliettes. Mais la recherche génétique – qui se substitue à la lente amélioration  (croisement des meilleures bêtes) maîtrisée par les paysans des siècles passés – est aujourd'hui tellement puissante que plus rien ne paraît impossible. Deux exemples:
On envisage  de supprimer le « gêne des cornes », qui est par ailleurs récessif, afin de faciliter et de sécuriser la gestion moderne des troupeaux.
« On » envisage également de supprimer par manipulation génétique le gêne de l'amour maternel qui rend obligatoire la proximité du veau pour que sa mère consente à donner son lait, compliquant ainsi les opérations de traite.

Il nous faut donc nous habituer à l'idée  d'un terroir exclusivement recouvert d'herbe , humainement déprimé, et habité à l'avenir par des vaches sans cornes et … sans amour !

 

Thierry Quintard

 

(1) Boralde : Les Boraldes des rivières courtes et rapides et qui coulent parallèlement les unes aux autres. Ce sont des affluents du Lot.

(2) Bastidans : Nom des habitants de la Bastide d'Aubrac

(3) Devèze : "Devèze" vient du latin "defensum" et se disait autrefois d'un bois et plus souvent d'un pâturage communal réglementé.