Henri à la Bastide d'Aubrac
Histoire vécue
Je m'appelle Henri. A la rentrée 1960, mon père décida de m’envoyer pour l’année scolaire 60/61 chez le curé Costes à la Bastide d’Aubrac en Aveyron. Je n’avais que 9 ans et j'étais encore un enfant. En ce temps là, c'était la guerre d'indépendance en Algérie. Mon père ne l’a jamais su, mais je me suis beaucoup plu en Aveyron. Et je me suis bien gardé de le lui dire. La Bastide d’Aubrac est un joli petit village situé en Aveyron. Partitionné en deux, la Bastide-Ouest est rattachée à la commune de Condom d'Aubrac, La Bastide-Est est rattachée à la commune de Saint-Côme d’Olt. A l’époque, je crois qu’il y avait bien moins de 200 habitants. Aujourd’hui, il n’y aurait que 60 âmes. Nous étions 8 à 10 garçons en « pension » chez l’abbé Costes. Je crois me souvenir que nos âges allaient de 8 à 12 ans. Nous étions presque tous là en « punition » pour différentes raisons. Il y a même eu un petit garçon spécialiste des fugues qui n’est pas resté longtemps. Albertine, la bonne du curé, était très gentille avec nous. C’était aussi une spécialiste de l’Aligot et d’une cuisine simple et agréable. Nous prenions tous nos repas dans la cuisine. Le soir, c’était souvent la soupe de légumes. Le matin, c’était chicorée et tartines. Elle achetait le cantal en roue complète. Gentiment, elle nous préparait du caramel qu’elle mettait dans des boites en fer. On peut dire que cette femme adoucissait notre séjour. Albertine était mince et portait un petit chignon. Elle était le plus souvent habillée avec une blouse à petits motifs comme en portaient les dames en milieu rural. Je retiens d’elle sa gentillesse et son « parler » occitan dont je ne comprenais pas tout. Par exemple, elle disait souvent « qué satché ménoumé » , « pécaïré »… C’est à la Bastide que j’ai découvert la « sanquette ». Albertine tuait le poulet en faisant tourner le couteau dans la gorge du gallinacé et récupérait le sang dans une assiette où elle avait mis des croutons frits et du persil. Ensuite, elle faisait cuire le tout dans une poêle. Bien des années plus tard, l’Aligot et la sanquette étaient deux mets que je mangeais parfois dans des bistrots aveyronnais à Paris.
L’abbé
Costes ? Je suppose qu’à l’époque il avait environ 50 ans. Son visage était
carré et ridé. Je ne me souviens pas de l’avoir vu rire. À la moindre
peccadille, c’était la fessée à cul nu sur ses genoux. Mis à part ces fessées
critiquables pour un prêtre, je ne crois pas qu’il ait eu des comportements ou
des gestes amoraux. A part mes fesses rougies, je n’ai rien à dire contre le
curé Costes. Mais avec son travail de curé dans de multiples paroisses, on le
voyait assez peu et j'ignore encore aujourd'hui "pourquoi" il avait organisé cette
petite pension semi-disciplinaire pour jeunes enfants. Et l’école ? L’enseignement scolaire nous était donné par une institutrice à la retraite. Le salon du presbytère devenait alors salle de classe dans la journée. Mais, je n’ai gardé aucun souvenir de l’institutrice, ni de son nom, ni de son visage. Je n'ai pas non plus de souvenirs sur les cours en classe ni sur les devoirs du soir. J'ignore pourquoi mon esprit occulte cet aspect de mon séjour. En haut du
village, il y avait un terrain nu suivi d’un petit bois. Cela nous servait
souvent de terrain de jeu. Nous avions deux chambres, sortes de minis dortoirs. Un côté des chambres était situé au 1er étage de la façade principale et l’autre était au niveau du terrain de derrière. Pour faire la toilette, nous disposions d’un long lavabo à multiples robinets d’eau froide et le jeudi soir, on prenait une douche chaude les uns après les autres. La cuisine était éclairée par une lampe à gaz au plafond et l'évier en grès était alimenté par une citerne d'eau de pluie. Le salon était équipé d’une table, de chaises, d’un canapé et d’une télévision en noir et blanc. Des enfants dans un presbytère ont évidemment des obligations. Nous étions tous d’office « enfants de cœur » et à tour de rôle on servait la première messe du matin, les différents offices et les enterrements jusqu’au cimetière. C’était dans la cuisine qu’il nous arrivait parfois le soir de devoir apprendre par cœur la messe en latin. Nous devions nous confesser une fois par semaine et comment y échapper ? En costume cravate avec un brassard blanc, j’ai été « confirmé dans l’église de Saint-Côme par Jean Ménard évêque de Rodez.
Côté distractions, j’ai regardé Rintintin ou les matchs de
catch avec « l’ange blanc » à la télévision. Je me souviens d’être parti souvent avec des enfants du village pour conduire les vaches ou les veaux dans les chemins creux. Il y avait une cabane en pierres sèches au bord d’un chemin et je me vois encore pénétrer et m'assoir dans cette cabane. Ces cabanes sont très anciennes et font partie du patrimoine local. La photo ci-dessous a été empruntée à internet pour illustrer mon récit.
Je me
souviens aussi des étables. Depuis cette époque, je reste convaincu que les
vaches Aubrac sont les plus belles. Belles et rustiques. Un enfant de 9-10 ans ne peut pas oublier des choses qui heurtent sa sensibilité. Par exemple, je me souviens d’avoir vu une jolie chouette clouée à la porte d’une grange. Il parait qu’on la clouait vivante pour éloigner le diable et éviter ainsi les incendies. De même, je me souviens d’avoir vu égorger un cochon dans la cour devant le presbytère. Ensuite, une vieille femme tournait le sang pour l’empêcher de cailler. Je ne me rappelle pas d’avoir mangé le boudin, mais je me souviens d’avoir vu Albertine fabriquer les saucissons et les saucisses. Les futurs saucissons secs pendaient aux solives de la cuisine. Je me souviens d’un petit bistro dont je ne sais plus où il était situé. C’était une salle avec quelques grandes tables. Il me semble qu’il n’y avait pas de bar comme dans les cafés actuels. Bernadette, une petite fille de 4 ou 5 ans venait parfois à la cure avec des parents et je la portais sur mes épaules. Cela l’amusait. Aujourd’hui, elle doit être Mamie. Le fermier de la Passe m’avait raconté que mon père avait sauvé ses fraisiers. Je le crois volontiers puisque mon père est à l’origine de la « culture in vitro » des végétaux. Cette culture, aussi appelée « boutures de méristèmes » a permis de sauver beaucoup de variétés de plantes (dahlias, fraisiers…) en supprimant les virus. J’invite le lecteur à visiter le site du Professeur Pierre Limasset : http://pierre.limasset.net Le 15 février 1961, le sud de la France a pu admirer une éclipse totale du soleil. Comme mes petits copains de la cure, je l’ai regardée avec du verre enfumé. Le 9 mars, je venais d’avoir 10 ans. Pas de gâteau ni de bougies, mais cela ne m’a pas chagriné. Malgré les fessées du curé, l’année scolaire passée à la Bastide d’Aubrac est l’année la plus heureuse de mon enfance. J’ai aimé ces paysages, cette vie campagnarde et les aveyronnais. En une année scolaire, j’ai vu et découvert tant de choses nouvelles (dont l’école buissonnière) que cela me faisait vivre pleinement ma vie d’enfant. Tandis qu'à Montpellier je subissais le poids d'un père sévère et d'une fratrie importante où je n’étais que le 7ème enfant sur 9 vivants.
A la fin de l’année scolaire, je suis retourné chez mes parents et quelques mois
plus tard, ma petite sœur Marie-Madeleine décédait à l'âge de 8 ans d'une
septicémie. Fait curieux, l'église de la Bastide d'Aubrac s'appelle "chapelle
sainte Marie-Madeleine". Avec ce décès, mes illusions d'enfant s'envolaient. Je le reconnais, cela m’arrive très souvent de penser à cette période de ma vie. Et je peux dire que j’aimerais beaucoup retourner à la Bastide d’Aubrac pour voir ce que ce village est devenu si longtemps après mon séjour du tout début des années 60.
Henri Limasset 28 juin 2013 et MAJ du 10 janvier 2014
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