DU  TABAC   POUR  DE   L'EAU

 

 Lorsque nous arrivâmes avec mes parents à Montpellier en 1954 ils décidèrent de trouver un lieu de vacances pour leur nombreuse famille. Très rapidement, mon père élimina le bord de mer estimant que nous étions déjà assez près de Palavas (personnellement il n'aimait pas  les bords de mer). Il opta pour la montagne proche, c'est à dire les Cevennes. Il fit donc l'acquisition au lieu dit "Villemagne" d'une grande bâtisse de pierre qui avait appartenu à la compagnie "Penaroya" ancien exploitant d'une mine de plomb-argentifère sise sur le canton de Saint Sauveur des Pourcils  tout près de l'église du même nom d'ailleurs. 

Mon père, botaniste entre autres activités, adorait la marche et la découverte, soit pour de nouveaux paysages ou pour telle ou telle herbacée inconnue dans le midi ou bien encore pour quelque nouveau champignon qu'il lui fallait déterminer. Il photographiait ou filmait toutes ses découvertes ou toute plante à fleur digne de figurer dans ses conférences. J'avoue qu'il filmait aussi sa nombreuse progéniture. Nous le suivions, pas toujours satisfaits d'ailleurs, ses doctes discussions n'étant pas toujours de notre goût. Mais mon frère cadet et moi, tous deux adolescents,  tâchions dès que possible de nous échapper, et, après avoir donné de très bonnes explications, filions à Camprieu (il y avait seulement six kilomètres par la route et beaucoup moins par les chemins de traverse ). Nous passions d'abord devant la fameuse petite église de Saint Sauveur, puis après avoir dépassé une pépinière de conifères et traversé un ruisseau, le chemin devenait sentier où de temps en temps nous trouvions d'odorants champignons, et, même une fois une énorme langue de boeuf d'un rouge sang, suffisamment gélatineuse pour dégoutter n'importe qui, mais je l'ai mangée le soir même, c'était un vrai délice. Par la suite nous suivions un moment un petit canal de béton provenant d'un minuscule barrage qui transportait l'eau jusqu'à une conduite forcée, et tout en bas, au bord du Trevezel, faisait tourner une petite unité hydroélectrique. Peu de temps après, nous débouchions sur le causse de Camprieu, venté et glacial en mauvaise saison. 

 Dans le village il y avait à l'époque seulement trois commerces: Naturellement le boulanger avec son fournil à bois qui laissait à qui voulait l'entendre, qu'il allait se moderniser et mettre un brûleur à mazout! Quant au boucher c' était un artisan complet. En effet, il achetait les bêtes vivantes et  les emmenait vers un petit abattoir qu'il possédait en bordure de la route de Meyrueis, à courte de distance du gouffre de Bramabiau appelé aussi perte du Bonheur (que l'on pouvait visiter alors, sans rien demander à personne, autres temps...) Mais pour nous le véritable but du voyage, c'était l'épicerie. Nous grimpions une volée de marches de pierre et par une petite porte vitrée comme pour une cuisine, nous pénétrions enfin dans cette petite caverne d'Ali Baba. On y trouvait tout ou presque, espadrilles, coquillettes, boîtes de sardines, petits pois, couteaux Opinel avec ou sans virole tournante, du tabac, des réglisses en rouleaux avec la bille rouge au milieu, des slips pour homme, du miel, des pâtés  de grives de Saint Jean du Bruel, et j'en passe, et j'en passe... Nous achetions alors notre paquet de Gauloises bleues car c'était le but du voyage, je dis bien bleues. Car il se trouve que notre père fumait, lui, des Gauloises vertes ou  jaunes, pensant probablement qu'elles étaient moins nocives. Nous les avions goûtées souvent: Nous décollions l'arrière des paquets (qu'il achetait par cartouches) et en ponctionnions une à deux par paquet que nous recollions consciencieusement! Ces cigarettes jaunes ou vertes étaient innommables et donnaient plutôt envie de vomir. Nous les fumions malgré tout. C'est pourquoi, pour nous les bleues, c'était autre chose. Sitôt sortis de l'épicerie on s'en grillait une, souvent en toussotant. Nous ne pouvions pas toujours nous permettre d'en acheter, car nous n'avions  pas d'argent de poche régulièrement. Notre argent, en effet, nous ne le gagnions que pour des services exceptionnels. Et à Villemagne, il y en avait des services ou corvées exceptionnels: Peu après l'achat de cette nouvelle maison de vacances, nous partîmes y passer quelques jours. En arrivant nos parents découvrirent avec stupeur qu'il n'y avait pas d'eau courante dans la maison. Ma mère aurait voulu repartir. Nos voisins nous apprirent que bien que nous fussions en possession d'un compteur d'eau, il n'y avait plus d'eau depuis au moins dix ans!... Il faut dire que le prédécesseur de la Penaroya était une compagnie anglaise, qui avait la première exploité la mine, elle installa des canalisations d'eau en fer, imaginez vous le travail que l'oxydation avait opéré depuis 1918 ! Il avait été donc instauré des corvées d'eau dont nous, les grands,  étions responsables, corvées dont on ne pouvait se soustraire, elles étaient indispensables à la vie de toute la famille. Les premiers temps nous prenions des brocs métalliques de dix litres, un à chaque bras et descendions le long d'un de ravin jusqu'à une source, mais d'un débit très lent. Il fallait y aller plusieurs fois par jour (imaginez -vous une maisonnée d'environ dix personnes), et je ne parle pas des jours de lessive. Tant que nous ne faisions que les corvées journalières classiques, nous n'avions rien, mais en cas d'un nombre inhabituel de brocs d'eau, nous avions en quelque sorte un bonus traduit par une somme que nous trouvions toujours trop chiche. Suite à une suggestion des voisins qui connaissaient très bien l'endroit, nous étions allés avec les parents repérer une fort jolie source à débit bien supérieur à celle où nous allions jusque là. Accessible par la route qui menait à l'ancienne mine et au village nègre (groupe de baraquements en bois noir, traité, qui surplombait la mine à une bonne hauteur), la source se trouvait à environ mille cinq cent mètres de Villemagne. Cela allait nous permettre de moins nous fatiguer, c'est ce que nous pensions. Mais la route en question avait un très gros défaut, elle montait, montait, excessivement raide, le pourcentage de pente variait de douze à vingt pour cent.

 Notre père prit un jour sa voiture et ramena de Millau une tonne montée sur de grandes roues caoutchoutées, en tôle d'acier étamé avec un robinet de bronze tout brillant et deux brancards en tube peints en bleu. Et ainsi chaque matin nous partions, l'un dans les brancards, l'autre attelé à une grande corde en boucle et nous grimpions jusqu'à la source en question. Une fois arrivés dix mètres avant la source, nous calions comme il faut les roues de l'engin et la béquille fixe, puis nous déroulions alors le long tuyau de plastique vert transparent dans lequel nous avions emmanché un gros entonnoir que nous fixions ensuite sous la sortie de la source. Nous pouvions alors installer l'autre extrémité du tuyau dans la tonne. Il fallait entre vingt minutes et une demie heure pour remplir les cent cinquante litres de la tonne; en fin d'été il nous est arrivé d'y  passer une heure. C'était l'occasion rêvée pour sortir nos Gauloises, cela va de soi. Ensuite, c'était l'expédition de retour, nous marchions prudemment car c'était en gros deux cent kilos qu'il fallait retenir! Mais un jour nous eûmes un accident: En effet, nous voulions voir s'il était possible de descendre en courant. Peut-être avions-nous parié? Par bêtise, mais aussi pensant gagner du temps, nous entamâmes la descente au petit trot, trot qui s'accéléra insensiblement, vous pensez bien. Erreur fatale. Je m'étais mis derrière les brancards, la tonne roulant devant moi, et comme à l'habitude, mon frère à la retenue, cinq mètres en arrière. La première centaine de mètres se passa bien, mais la vitesse ayant insensiblement accéléré, mes bras se mirent à imprimer aux brancards des mouvements de va et vient verticaux de plus en plus amples, tant et si bien qu'à l'instant "T" la béquille (qui comme je l'ai dit était fixe) se planta dans le revêtement de la route et la tonne et moi firent un soleil des plus réussi. Naturellement la tonne se vida instantanément le couvercle ayant sauté, mais elle était à peine rayée. Quant à moi, je ne fus pas trop abîmé, seulement contusionné de toutes parts. Je fus bien choyé, car nous n'avouâmes pas la vraie raison du vol plané. Je l'avais échappé belle, et mon frère avait été fort effrayé. Plus tard, l'année suivante, ma mère fit l'achat d'une machine à laver. Oh galère, cela voulait dire, d'une part des voyages en plus, et, il nous fallait tirer la petite citerne sur la pente qui était à l'arrière la maison, de façon à alimenter la machine en charge. 

J'en reviens à Camprieu. Le Dimanche il y avait deux messes. Avec mon frère nous choisissions le plus souvent possible l'horaire opposé à celui que prenait le reste de la famille qui montait en "Frégate", parfois aussi à pieds, de telle sorte que nous étions libres, une fois au village. Mais, nous avons bien été surpris une fois ou deux, à ne pas être là où nous aurions dus être, et oui s'il n'y avait pas de risques, où serait le sel de la vie ? 

Mon frère, actuellement montalbanais donc bien loin du Gard, a-t-il la nostalgie de cette époque bénie où l'insouciance était notre lot, comme de tous les jeunes évidement, mais avec une part de richesse qui, semble-t-il n'est plus la même en ce vingt et unième siècle? Et oui, à quinze ans nous fumions, mais nous n'en étions pas à notre coup d'essai. Déjà peu avant l'époque de la "libération", André et Fredy (c'est nous) avaient été confiés à deux tantes qui dirigeaient une sorte de colonie de vacances à Brunoy  au sud de la région parisienne. Nos parents craignaient que nous nous trouvions à Versailles où ils demeuraient, au moment où Leclerc (qui remontait libérer vers Paris) arriverait avec ses chars. En effet tout le monde craignait les affrontements terrible comparables à ceux qui s'étaient produit du côté des Charentes. Mes tantes avaient fort à faire avec toute cette marmaille, et nous avions une sorte de statut privilégié en temps que neveux, et donc peut être moins surveillés. Or il se trouve que la maisonnette où nous logions avec mes deux tantes était entourée d'une haie de troènes, qui on le sait, peuvent rester verts toute l'année, mais périodiquement perdent quelques feuilles qui dessèchent aux pieds. J'avais vu mon grand père faire sécher des feuilles de tabac sur l'étagère supérieure des cabinets, qu'ensuite il brisait ou  coupait au ciseau pour mettre dans sa pipe ou encore pour rouler des cigarettes. Forts de cet exemple, nous avions (plus particulièrement moi) sélectionné quelques jolies feuilles de troène bien brunes et sèches que nous avions ensuite effritées et que nous roulions dans du papier hygiénique (certains se souviendront qu'à l'époque lorsque l'on pouvait en avoir, le papier hygiénique faisait plus penser à du papier glacé qu'à autre chose). Cette expérience scientifique à six ans et quatre ans et demi nous valut que mon frère fut bien malade et le pot aux roses découvert. Nous attendîmes des années pour vraiment découvrir l'herbe à Nicot. (Gardois célèbre, tout le monde le sait ici, pour avoir importé en France le tabac. Que ne s'est-il cassé la jambe ce jour là?) De Villemagne nous partions souvent seuls tous les deux en expédition soit  dans des endroits interdits de la mine, ou bien prenions nos sacs, notre tente et partions au delà de Camprieu, à travers la superbe vallée du Bonheur, remontions par le col de la Sereyrède, buvions son eau glacée tout en remplissant nos gourdes, puis grimpions jusqu'au sommet de l'Aigoual où  nous plantions notre tente. Là, nous fumions avec délices et dormions sur place pour attendre le lever du soleil, était-ce sur le mont Lozère ou peut être encore sur le Ventoux, je ne m'en souviens plus, mais quel extraordinaire spectacle! Et lorsque nous nous en étions bien repus les yeux nous redescendions en courant, pratiquement tout le temps, jusqu'à Villemagne.

Fredy