Entre deux Portes

 

 

Nous étions fin 1944 ou début 1945, je n’avais alors pas encore de points de repère au niveau des dates. 

Les américains et les anglais bombardaient à qui mieux mieux les nids de « boches ». C’est ainsi que dans notre famille on désignait l’ennemi, quoique certaines personnes restaient dans l’expectative et pensaient que nous ferions mieux de ne pas nous occuper d’eux et même de ne pas les nommer. En effet, les allemands qui s’étaient un peu empâtés depuis quelques temps dans l’occupation de notre pays, sentant venir le danger,  s’étaient mués en salopards, voyant des saboteurs ou tout simplement des ennemis parmi tous les français civils et traquaient ainsi nos concitoyens. Cela je ne l’ai pas ressenti personnellement mais on en parlait autour de moi. Cette peur lancinante additionnée aux bombardements  de plus en plus fréquents rendait la vie de tout le monde terrible en leur ôtant  tout sensation de sécurité.  Il y avait deux types de bombardements, mon père faisait la remarque que ceux réalisés à haute altitude étaient ceux des américains qui n’avaient aucune précision sur leurs objectifs, alors que les anglais qui étaient certainement plus gonflés malgré les risques, bombardaient beaucoup plus bas. 

Ce que je peux dire, c’est que nous étions en hiver ; mon père (pas un costaud, il faut le dire) montait tous les jours une provision de bûches pour les  poêles des deux chambres, celle des parents et la nôtre, celle des enfants. J’ai appris par la suite que papa et maman vivaient une vraie galère pour réussir à trouver du bois et ensuite l’acheminer jusqu’au 30 de la rue de l’Orangerie où nous habitions à Versailles, tout près de la « pièce d’eau des Suisses » que les occupants avaient vidée pour ne pas donner de repère aux avions alliés. 

Fréquemment, papa  allait à des réunions le soir, soit pour la paroisse, soit pour l’école d’Horticulture où il professait la botanique et la génétique.

Un soir, tard, rentrant à la maison, certainement en longeant les murs, une alerte retentit. Qui n’a pas entendu ces sirènes hurlantes, ne peut imaginer l’effet terrible que l’on ressent dans le ventre, même pour un enfant comme je l’étais alors. La tête des adultes suffisait à faire tout comprendre. Une alerte, dis-je, et mon père comme il  le raconta le lendemain à ma mère, se mit à courir comme un lièvre. Il n’avait rien d’un lièvre, n’avait jamais pratiqué un quelconque sport (il trouvait cela débile, à part peut-être la marche à pieds !)

 Il se mit à courir, donc, puis entendant un  bruit terrible comme celui d’une loco arrivant à toute vapeur dans une gare, se plaqua contre une porte cochère, pensant sa dernière heure venue et lors d’un vacarme étourdissant, il sentit que la porte se secouait et allait peut-être se dégonder puis l’écraser, tellement elle battait d’avant en arrière en le bousculant. Et puis, non, rien ne se passa et les éclatements de bombes s’éloignèrent, jusqu’à s’éteindre complètement. De nouveau, il prit ses jambes à son cou et rentra. 

Peu de temps après, il s’expliquait avec ma maman : « As-tu remarqué que les maisons du dix huit ou dix neuvième siècle  comme la notre qui ont été touchées par une bombe ont eu tous leurs différents niveaux éffondrés, mais, par contre les murs maîtres sont restés debout. »

Ce que disait mon père était la vraie vérité, on pouvait ainsi voir de hauts murs avec les différentes tapisseries, les portes, les cheminées de marbre, de véritables décors de théâtre, mais en plus on avait une impression de rentrer dans l’intimité des gens, un véritable  voyeurisme en regardant ces parties intérieures d’appartement. C’est encore aujourd’hui l’image que j’en ai gardée. Il faut dire aussi que dans un quartier comme celui de la gare des Chantiers on pouvait voir alors un très grand nombre de ces murs désolants avec à leurs pieds des tas de décombres.

Papa lui tint alors le discours suivant : Lors des prochaines alertes, au lieu de nous précipiter  à la cave, sachant que l’on prend aussi le risque d’être enterrés vivants ainsi que c’est arrivé à bon nombre de pauvres gens, nous pourrions nous réfugier tout simplement  entre les deux portes. « Entre les deux portes «  c’était tout simplement le passage de la chambre des parents vers celle des enfants.  Ces deux portes étaient posées de part et d’autre d’un large mur de plus d’un mètre d’épaisseur. Mon père avait fait là une analyse très intelligente de la situation. Ce qui fut dit fut fait. Dès lors à chaque alerte nocturne (je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu des alertes en plein jour), les parents et les enfants s’entassaient sur deux édredons « entre les deux portes ». 

Un soir, donc en pleine nuit les parents nous réveillèrent et nous portèrent sur les fameux édredons entre les deux portes, du coup, j’étais parfaitement sorti du sommeil, la sirène n’avait pas encore cessé son hurlement lugubre. Notre bonne, Maria, une petite jeunette (elle avait semble-t-il environ quinze ans) n’avait pas sa place avec nous, mon père lui avait dit qu’elle n’avait qu’à s’installer dans le placard à jouets qui était situé dans le même mur maître. 

 La pauvre s’était donc empressée de vider celui-ci d’une kyrielle de vieux jouets en bois et de quelques peluches pour pouvoir s’installer elle aussi à l’abri. La pauvre, j’imagine qu’ainsi, dans le noir, elle devait grelotter de peur, il me semble aussi qu’elle pleurait, sans même une présence humaine à ses côtés. 

La nuit était bien noire.  Au début, mes parents récitèrent quelques prières, il y avait d’ailleurs un crucifix qui avait été pendu récemment dans ce minuscule local. La peur dans ce tout petit espace était palpable, et nous les enfants, nous pelotonnions les uns contre les autres. Bien que la fin d’alerte n’aie pas encore sonné,  et afin de respirer un peu mieux, papa ouvrit la porte du côté de notre chambre, et alla même jusqu’à ouvrir une fenêtre. Déjà, là nos angoisses tombaient, car ainsi il faisait bien moins sombre. Tout à coup, il dit : « Geneviève, viens voir, des avions arrivent. Ce sont certainement des anglais, je pense car ils sont bas, on les voit très bien, ils vont sûrement  bombarder le plateau de Satory ». 

Maman s’approcha de la fenêtre, moi aussi, en douce,  car je n’avais plus peur du tout, d’un seul coup et je pus ainsi voir un spectacle  extraordinaire : De grosses forteresses volantes quadrimoteurs se suivaient assez près les unes des autres, on les distinguait très bien se découpant en ombres chinoises, avec en plus les faisceaux lumineux des phares allemands qui balayaient le ciel. De ma vie, je n’ai jamais vu quelque chose  d’aussi grave et en même temps, fascinant. Je n’avais pas six ans, et pourtant j’y suis encore ! On entendait très distinctement les grondements de moteurs bien qu’ils soient peut être à plus d’un kilomètre ainsi que les explosions des bombes, alors que la DCA, elle, restait inaudible. Puis tout à coup papa dit : « Tiens, on voit tomber les  trains de bombes.» En effet, j’ai pu voir ainsi  ces chapelets de bombes  s’égrener sous les avions. Dans ma mémoire ces chapelets  sont encore immobiles, suspendus dans le vide…

Fredy