La machine
Nous étions environ en 1946, la guerre n’était pas bien loin et les restrictions couraient encore. Pour ceux qui ne connaissent pas, il fallait utiliser toute une série de tickets distribués avec parcimonie aux familles, leur permettant d’avoir le droit d’acheter les produits de première nécessité : pain, beurre, viande, savon, huile etc. Ces tickets étaient répartis suivant le nombre d’adultes et d’enfants et selon leur âge ; le système avait été assoupli par rapport aux années de guerre, mais il perdurait encore et ne rendait pas la vie de tous les jours, facile aux mères de famille. Heureusement, l’agriculture reprenait ses droits, le commerce avec les pays voisins avait repris, aussi avec le temps on voyait s’assouplir les conditions d’obtention de ces fameux tickets. Petit à petit certaines denrées refaisaient leur apparition. Les adultes pouvaient enfin savourer un vrai bifteck plus d’une fois par mois et manger autant de pain blanc qu’ils le voulaient. Si vous saviez comme on m’en avait parlé du pain blanc quand j’étais petit ? Le pain était gris, plein de son et pas du tout terrible à manger, et attention, rien à voir avec le pain au son ou le complet de maintenant, et quant on a pu goûter le vrai le pain blanc, c’était autre chose ! A propos voici une anecdote concernant le pain blanc et la guerre : Lorsque les allemands décidèrent de quitter Versailles, sachant que Leclerc remontait avec les Alliés, il leur fallait rentrer à toute vitesse chez eux, ils firent donc un pacte avec la municipalité. La mairie de Versailles promettait d’ enterrer décemment tous les allemands morts soit dans les bombardements ou en escarmouches dans un rayon assez important autours de la ville, moyennant quoi, ceux-ci nous laissaient quelques wagons remplis de véritable farine blanche qu’ils n’auraient d’ailleurs certainement pas pu les emmener avec eux. Ce qui a fait que bien avant la libération, les boulangeries Versaillaises purent fournir du vrai pain blanc, ça avait été la ruée lors des premiers jours ! Après ces années de guerre, en plus des bombardements, de la tyrannie des occupants, des hivers qui avaient été particulièrement froids, sachant que bien peu pouvaient se chauffer correctement. Finie la peur, tout simplement, les gens sortaient d’une sorte de léthargie avec une hâte de pouvoir revivre enfin. De nouveau, chacun pouvait aller au cinéma et découvrir aux actualités qui précédaient alors les grands films, le modernisme, le superflu, les arts ménagers (mot nouveau alors), l’automobile aussi. Les arts ménagers, voilà la transition pour la suite. Ma mère avait alors quatre enfants, sans compter qu’elle et mon père avaient déploré la perte de deux petites filles, mes sœurs. Et elle en avait du travail pour faire marcher toute cette maisonnée ! A cette époque, la lessive dans les familles nombreuses, était une réelle corvée, sachant surtout qu’avec les enfants en bas âge il y avait une grande quantité de couches, de langes à faire bouillir et j’en passe. C’est pourquoi il fallait enfin remplacer la grosse lessiveuse que l’on descendait dans la cour pavée et qui chauffait sur un brûleur posé à terre et alimenté au gaz par nos gentils voisins, la famille Courpotin du rez-de-chaussée. C’est pourquoi, arriva un jour une énorme machine à laver bleu granité et blanc, toute émaillée. Dans notre immense appartement de la rue de l’Orangerie, la seule pièce susceptible de l’accueillir était, cela va de soi, la cuisine. Je dis immense, ça mérite une explication. Malgré mon jeune âge où l’on trouve tout grand, j’avais réellement l’impression que nous avions de la chance : donnant sur la rue, il y avait trois pièces, la chambre d’amis que nous appelions la « chambre à donner », la salle à manger et le bureau de mon père qui était aussi un salon équipé d’un canapé et de deux fauteuils en velours rouge avec des motifs en relief, les pieds cachés par de longues franges torsadées ; puis donnant sur la cour, la chambre parentale et contiguë à la chambre des enfants et enfin la cuisine, celle-ci avait d’autre part une porte donnant sur l’escalier de service qui lui, débouchait dans le cour ; en face de cette porte se trouvait la chambre de la bonne. Toutes les pièces étaient dotées de grandes cheminées en marbre surmontées de miroirs et mon père y avait installé des poêles à bois, et sur les murs, de part et d’autre des cheminées il y avait de hautes moulures de bois couleur gris souris avec des fruits en relief, le tout encadrant des papiers peints soit regency, soit représentant des phénix. Quant à la chambre de bonne, il n’y avait aucun moyen de chauffage. Lorsque l’ on montait par l’escalier principal, en arrivant au premier, on pénétrait dans le hall d’entrée qui était au moins aussi grand que la salle à manger. Cette fameuse machine à laver mérite que je vous la décrive tellement elle était surprenante pour nous tous. D’ailleurs, et elle le serait tout autant aujourd’hui en 2007. Il faut dire, qu’existaient déjà depuis la fin des années trente des machines à laver le linge dotées d’un batteur et d’une essoreuse à rouleaux de caoutchouc, mais d’une capacité très faible. Ma grand’mère en possédait une d’ avant-guerre ! Ma mère avait donc choisi une machine qu’aujourd’hui on aurait appelée professionnelle. Imaginez-vous une grande cuve (émaillée comme je vous l’ai dit) cylindrique, d’environ 90 centimètres de diamètre, haute d’un mètre environ, posée sur trois longs pieds de fonte à roulettes de fer, le tout surmonté d’un grand couvercle émaillé lui aussi. Mais cela n’est pas tout : la machine était reliée au gaz de ville par un long tuyau zébré noir et rouge (je le vois encore), et puis, sur le côté de le cuve, un levier de vitesse comme dans un camion, long d’au moins 60 centimètres, surmonté d’un gros pommeau noir. Il y avait d’autre part, le tuyau en caoutchouc qui servait à vider la machine, et qu’il fallait prendre garde de ne pas laisser tomber par terre, car la machine se serait vidée. Quelle installation, il fallait voir cela au milieu de la cuisine ! Aujourd’hui lessive (et c’était quasiment journalier): ma mère ôte le couvercle et commence par mettre son linge préalablement trié dans la cuve. Au centre de celle-ci se trouve un batteur à trois branches (il devait être en fonte et par le fait, très lourd). Il est imposant, son socle rond est aussi large que le fond de la cuve et les trois ailettes diminuent au fur et à mesure qu’elles se rapprochent du haut de la cuve. Et au sommet tout rond il y a un chapeau chromé et vissé, il crénelé comme un pignon pour une meilleure prise, avec dans son centre la marque CONORD. Une fois, la machine pleine de linge, ma mère saupoudre alors de savon de Marseille qu’elle a au préalable râpé. On en trouvait aussi chez l’épicier à l’angle de la rue de Satory (le fameux monsieur Gardette) sous forme de paillettes, mais je pense que cela était trop cher pour la consommation qu’on en faisait. Ensuite il fallait remplir d’eau la cuve. Les premiers temps maman prenait une bassine qu’elle posait sur la pierre d’évier, qui était suffisamment large (large au point que notre bonne s’en servait de tub pour sa toilette), prenant ainsi de l’eau qu’ elle jetait dans la machine. Elle était solide, ma mère, et soufflant d’un « han » retentissant, elle était capable de soulever n’importe quel poids. Mais tout de même, peu de temps après les premiers essais, elle fit l’achat d’un tuyau qu’on attachait au robinet et qui malgré les fuites était tout de même appréciable. La machine une fois remplie, ma mère allait brancher le très long câble électrique sur une prise qui avait été installée tout spécialement. Puis le batteur mis en route, il fallait aussi allumer le brûleur à gaz. Cela faisait un de ces ronflements accompagnant le rwou-rwou du batteur, on aurait pu se croire dans une usine! Après un laps de temps assez long, lorsque l’eau bouillait, on arrêtait le gaz, mais la machine devait encore tourner un long temps. Puis là, ma mère qui était économe, après avoir coupé le moteur, mettait le tuyau de vidange dans une grande bassine et récupérait toute l’eau lessivielle bien chaude. Puis, remplissant alors la machine d’eau froide, elle procédait ainsi au rinçage. L’eau de rinçage, enfin, était expulsée dans l’évier grâce à une pompe dont était dotée la machine. Ensuite, se passait un évènement certainement très curieux pour vous du vingt et unième siècle. A l’aide d’une deuxième bassine, elle sortait l’intégralité du linge à peine égoutté. Et alors là, ayant dévissé la molette ronde, elle retirait le batteur pesant. Et elle le remplaçait par un panier rond plein de trous et revissait la molette ronde. C’était l’essoreuse ! Quand une quantité raisonnable de linge y était déposé, elle prenait à deux mains le fameux levier de vitesses dont j’ai parlé tout à l’heure et carrément changeait de vitesse (il fallait en effet que le système tourne très vite et dans un seul sens. Il ne lui restait plus qu’à enclencher le moteur, mais il fallait s’y préparer. En effet, la bonne que ma mère avait appelée venait s’arque bouter sur le flanc de la cuve de la machine accompagnée en cela par ma mère, de l’autre côté. Il fallait bien cela car la machine devenait dès ce moment, complètement vivante, et, aurait bien traversé la cuisine et l’appartement si on l’avait laissée faire ! Au fur et à mesure que le linge séchait, la machine devenait plus raisonnable, et on pouvait la lâcher et la laisser faire, les roulettes laissaient entendre des petits couinements alors que la machine faisait elle, de légers mouvements d’avant en arrière, pas plus. Il fallait bien attendre dix minutes pour que ce soit suffisamment sec et pouvoir enfin sortir le linge. Le linge retiré et posé sur un séchoir suspendu au plafond grâce à un système de poulies, elle pouvait recommencer le lavage d’une autre série grâce à l’eau encore chaude qu’elle avait mis de côté. Quand on réfléchit à ce mode de lavage et qu’on sait qu’il n’y a pas encore si longtemps les femmes partaient avec leur brouette au lavoir municipal en passant quasiment la journée pour laver draps et linges divers ! A propos de cette machine, j’ai une anecdote savoureuse à vous raconter : un certain jour, ma mère avait mis en route une lessive. Notre bonne avait pris sa journée ou bien nous étions tout simplement dimanche. Nous étions à table, parents et enfants, lorsque ma mère se leva pour aller chercher la suite. Elle Passait du hall d’entrée pour arriver dans le couloir menant à la cuisine, lorsque nous entendîmes un cri perçant de ma mère (il faut dire qu’elle poussait souvent des cris perçants !), mais mon père se leva quand même affolé (il devait se demander quel malheur avait bien pu arriver, ou avait-elle rencontré un rat ?). Nous le suivîmes. Là, stupéfaction, une mousse compacte, dure, d’environ un mètre de hauteur nous attendait au virage. Quelle impression cette mer de mousse où tout avait disparu dans la cuisine, évier, table, machine évidement, même la gazinière et arrivant à la hauteur de la fenêtre ! Voilà ce qui s’était passé : ma mère avait découvert quelques jours auparavant dans un magasin une grande nouveauté. Il s’agissait d’une lessive toute préparée et en poudre. Elle adorait faire des expériences pour tout, particulièrement pour les plats cuisinés, qui, généralement étaient une réussite, et avait dû, probablement ne pas lire le mode d’emploi jusqu’au bout, en avait trop mis, ou bien encore c’était un produit pour laver à la main dans une bassine, car les machines à laver n’étaient pas encore légion. Toujours est-il que nous les enfants, on s’est bien amusé ce jour là. Mon père, courageux, a traversé la cuisine un peu inquiet tout de même, et est allé ouvrir la porte de service ; puis, tous ensemble, nous avons repoussé avec nos bras cette mousse dans l’escalier de service qui descendait dans la cour. Je ne me souviens plus si la suite du repas avait été ou non gâtée par cette mousse intempestive. Fredy
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