Le Clos de la Chouette

 

Texte écris avec la collaboration de tante Geneviève (Tranchant-Limasset) 9 janvier 2013.

 

Situé en Eure et Loir, le Clos de la Chouette se trouve dans le village de Saussay. Celui-ci, tout près de l’Eure (mignonne rivière) qui est la frontière du canton. De l’autre côté se trouve Ézy (berceau entre les deux guerres du peigne en corne de vache) à dix minutes de Saussay. D’autre part, Saussay n’est pas très loin d’Anet (où se dresse ce château réputé de Diane de Poitiers, malheureusement incomplet, la révolution est passée par là). Pour aller de Saussay à Ézy, nous devions donc traverser cette rivière par une passerelle métallique couverte de lattes de bois assez espacées, ce qui donnait une impression de claire voie et Volga (qui avait remplacé Virus, papa l’avait trouvé dans le parc de Versailles qu’il traversait parfois en revenant du labo ; comme il faisait des recherches sur le virus de la pomme de terre, il l’avait tout naturellement nommé « Virus ») la chienne de la famille marchait les pattes écartées tout en luttant contre la laisse qui la traînait. Sur l’autre rive de l’Eure il y avait toute une berge aménagée en plage, bien propre en herbe, avec de surcroit un plongeoir fait d’une planche bien fixée au sol.  Si vous vous souvenez, j’ai déjà raconté un évènement assez rigolo qui s’était passé lors d’une journée de baignade le long de l’Eure (dans Balade), maman avait poussé oncle Robert dans l’eau avec sa montre !

  Ce fameux "Clos de la Chouette" appartenait à ma grand’mère appelée aussi tante Jeanne, c’était selon les attaches des membres de la famille.

 Grâce à Dieu, cette propriété fut du pain béni (le mot est juste) pour toute la famille, oncles, tantes et cousins cousines pendant l’occupation, et même cousins de cousins.

 En effet, elle était assez grande pour accueillir du monde d’une part, et de plus elle permettait d’obtenir une large production de légumes du potager et de fruits. La présence d’une vache Margot (elles ont été plusieurs sous ce patronyme, la première fut achetée en 1941, les cartes d'alimentation ne pouvaient fonctionner que sur le lieu de domicile, comme personne n'habitait Saussay il fallait y pallier), et d’un grand poulailler ont permis de nourrir tout ce monde. Sans compter que ces rassemblements familiaux étaient certainement  très plaisants pour le moral de chacun pendant cette période troublée (on ne peut pas dire moins) ; d’autre part, le séjour terminé tout un chacun pouvait repartir avec de substantielle provisions. Papa qui n'était pourtant pas sportif pour un sou n'a pas hésité à plusieurs occasions de prendre son vélo avec une remorque pour aller jusqu'à Saussay depuis Versailles et de ramener ainsi légumes, œufs, fromage blanc, beurre et j'en passe (Versailles-Saussay= Environ 60 Kms. Tante Geneviève me précise d'ailleurs que monsieur Meunier envoyait de temps en temps (probablement par transporteur Cars Citroën ou autre) des paniers remplis de ces victuailles rue Chanzy.

 Je vais essayer de vous décrire ce Clos de la Chouette le plus succinctement possible, cela n’est pas une petite affaire car la propriété est immense et comporte, vous allez le voir quantité d’annexes et de sites dédiés à des fins précises.

 La propriété était légèrement écartée du village proprement dit et à mi chemin de  l’église qui était plus éloignée. Comme son nom l’indique, elle était entièrement close. La façade côté route (je pense au Nord) était grillagée et comportait deux portails de bois identiques très importants, puis un portillon en face d’un bâtiment destiné au gardien qui faisait la limite Est. Cette façade devait représenter au bas mot 200 mètres (n’oubliez pas que je me base sur des souvenirs de 60 ans ou plus!)

 Ces portails à claire-voie étaient construits en épaisses poutres de bois bien arrondis et peints en marron foncé. Ils  devaient, les deux vantaux ouverts, représenter au moins 4 mètres, et particularité très intéressante le tout recouverts d’un joli toit de chaume à quatre pentes, c’était très sympathique à regarder bien que donnant  à l’ensemble un effet « nouveau riche ». Cela avait été  réalisé avant guerre, et certainement pas par notre famille.

 Quant au deuxième portail côté Ouest, il n’était jamais ouvert à ma connaissance, les bois tout fendus, la peinture écaillée, cependant, ils étaient complètement jumeaux, copies conformes. Pendant les périodes de vacances le portail principal restait ouvert et dans l’axe de celui-ci on suivait une large allée de tilleuls avec des iris bleus pâles à leurs pieds qui se prolongeait jusqu’à l’extrémité du bâtiment qui lui était parallèle et s’arrêtait en arrivant à une allongée de barrières blanches (Dallas, avant la lettre, quoi !) Par contre au niveau de la fin du petit bois, dont je vais parler, il y avait une coupure dans l’allée de tilleuls pour permettre l’accès à la grande remise.

 Complètement à droite du portail principal étant dans l'allée des tilleuls se trouvait la maison du gardien, monsieur Meunier y logeait avec sa famille, il disposait d’un petit portillon donnant  directement sur la rue. Cette maison formait l’arrière du poulailler, et contre le mur, à l’intérieur de celui-ci se trouvaient des clapiers à lapins.

 Entre les deux portails se trouvait ce que l’on appelait «  le petit bois «. C’était la cachette idéale des œufs de Pâques pour nous, les enfants. En effet la recherche pouvait durer des heures. Dans ce petit bois on y faisait aussi la ronde en chantant  « Loup y-es-tu ?... » Les tantes y mettaient beaucoup de cœur. De la route, ce petit bois cachait totalement le bâtiment. Il devait bien représenter quatre à cinq mille mètres carrés au jugé. Il comportait en son centre un puits bâti en briques avec un petit toit de tuiles. Ce petit bois était composé de plusieurs essences différentes, je ne saurais les citer, probablement des hêtres ou des chênes, et c’était des arbres assez hauts, un peu grêles donc jeunes (à l’époque, évidement le temps a passé,  ils doivent avoir une autre gueule !)

 Où l’on arrive maintenant au vif du sujet, la maison. La maison, c’est impropre, car je devrais dire les deux corps de bâtiment. L’ensemble est composé de deux constructions  imposantes,  accolées et formant un angle droit. L’une de ces parties est comme je le disais tout à l’heure parallèle à l’allée de tilleuls, l’autre est elle parallèle à la route, (le petit bois, lui, se trouve intercalé entre route et habitat). Ce bâtiment est le plus imposant et est en même temps l’habitat principal. Une  haute toiture le coiffe, et comme il se doit, en Normandie les murs sont avec des bois apparents.

 A l’angle de ceux-ci,  une large et haute porte de garage en bois plein donnant sur une grande remise de terre battue où l’on garait sans peine quatre automobiles. Je revois encore la Simca 5 verte d’oncle Joseph ainsi que la Fiat d’oncle François identique à la Simca 8, il avait conservé les pare-chocs peints en vert à cause de la défense passive. Ces deux voitures étaient perdues dans ce grand espace. Donnant sur la gauche de cette remise se trouve l’entrée de l’étable, avec une première salle dallée ou plus probablement cimentée pour le stockage d’aliment de bétail et où se trouvait la machine à râper les betteraves ( à manivelle). De là on pouvait pénétrer dans l’étable proprement dite. L’étable n’avait qu’une occupante la Margot.

 Au dessus de la remise, assez haut, je pense à 4 mètres se trouvait l’entrée du grenier à foin (directement au dessus de la remise), accessible seulement par une échelle généralement posée le long du mur attenant à l’étable. A l’opposé de l’étable, la remise se prolongeait par une sorte de couloir assez large, toujours en terre battue qui permettait par un petit escalier de bois à trois marches de rejoindre l’habitation proprement dite et de pénétrer ainsi dans la cuisine, les commodités et l’escalier des chambres.

 Un jour, c'était en 1947, l’échelle était posée contre l’entrée du grenier, le gardien venait d’y rentrer de la paille. J’ai décidé André à monter là-haut, il était inquiet mais est arrivé avec moi dans le grenier, nous avons pu folâtrer et nous amuser dans la paille et le foin. Craignant que l’on remarque notre absence, j’ai pensé qu’il fallait écourter et  redescendre, mais voilà, André ne voulait pas descendre, c’était très haut et il avait peur. Il pleurait et ses pleurs ont fini par attirer quelques unes des tantes présentes ce jour là à la cuisine. Elles ont crié : « on va venir te chercher André, ne bouges pas, quant à toi, Fredy, tu ne perds rien pour attendre ».

 Je me suis empressé de forcer André à descendre entre mes bras, moi étant un barreau plus bas, il finit par se laisser faire tout en pleurant,  je n’en menais pas large moi-même, car l’échelle était étroite et dansait malgré nos petits poids, je dirais vraiment que je me suis fait très peur. J’avais hâte d’arriver en bas avant qu’un des oncles arrive pour procéder au sauvetage et évidement à la punition. Malheureusement pour moi, plusieurs hommes sont arrivés, dont oncle Joseph et oncle François avant que nous ne soyons arrivés en bas. Je ne me souviens plus de la punition, mais on a tout de même loué mon courage. J’en ai été fort satisfait.

 Lorsqu’on longeait l’autre bâtiment par l’allée de tilleuls, on voyait dans cette construction (c’était en fait un ancien corps de ferme), cinq  fenêtres, mis à part une petite poterne donnant sur l’étable, le long d’ un débordement arrondi. C’était une  portion de tour avec un chapeau conique, un pigeonnier sans pigeons en ces temps là. Et cette poterne donnait sur un box de bois où l’on élevait généralement un ou deux cochons. Au bout de cette allée on trouvait la longue barrière blanche. Puis tournant  à droite de ce bâtiment sans fenêtres, devant les barrières,  on pouvait enfin voir au pignon du bâtiment une pièce rajoutée, toute en vitres que l’on appelait « la pièce vitrée ». Celle-ci, grâce à son vitrage sur trois faces permettait au soleil de la chauffer. En mauvaise saison on pouvait s’y tenir sans avoir froid. Cette pièce servait généralement à faire sécher le linge et occasionnellement  les champignons récoltés dans les bois environnants (Ceps très souvent et trompettes de la mort). C’était amusant de voir alterner trompettes et couches sur des fils installés en permanence, avec en plus l’odeur très caractéristique des champignons. Au dessus de la pièce vitrée il y avait un balcon en grosses poutres mais en assez mauvais état dans mon souvenir, ce balcon était celui de la chambre de tante Denise avant qu'elle ne se marie et un peu plus tard de sa cousine tante Simone qui s'en servait aussi de bureau car elle se trouvait être la secrétaire de la manécanterie de Notre Dame de Paris que dirigeait l’abbé Cuvilier. J’ai d’ailleurs pu aller une fois en vacances à La Grave avec tante Simone, l’abbé en question et ma cousine Nicole Demars. Nous étions les petits au milieu de la colonie en  étions un peu les chouchous et les enfants de la colonie chantaient : « Fredy et Nicole avec tante Simone… » sur un air de rengaine à tout bout de champ.

 Quant à la barrière blanche elle allait presque jusqu’à l’autre extrémité du terrain. Mais en  tournant d’un quart de tour on se retrouvait face aux deux corps de bâtiments en angle droit fermé. Il faut aussi noter que l’espace compris entre la barrière et ceux-ci était recouvert presque partout par une abondante couche de graviers roulés de couleur blanche, il était même parfois difficile de courir sur ce revêtement. (Il me revient un souvenir : au cours de vacances de Pâques, les enfants dont j’étais faisaient la sieste dans la grande chambre. Nous découvrîmes avec stupeur qu’un orage avait laissé sur place une couche importante de grêlons. Nous vîmes alors maman, pieds nus, traverser la cour, s’enfonçant jusqu’aux chevilles pour nous rejoindre. J’assure que je n’exagère pas. D’ailleurs cette chute exceptionnelle de grêle avait provoqué la mort d’un grand nombre d’oiseaux. Les adultes passèrent ensuite des heures à plumer et préparer une centaine de moineaux qui furent ensuite servis en fricassée au dîner.)Au milieu de cette très grande cour se trouvait deux autres puits de briques, sans toiture, l'un entouré d’une tonnelle métallique accompagnée de plantes grimpantes du plus joli effet et l'autre avec de grosses poutres peintes en marron. Plusieurs photos de famille y ont été prises dans l'un et l'autre. Sur une photo de de 1939 on voit ces poutres de bois. Sur une photo plus récente les filles d'oncle Joseph, tante Simone, Papa et Maman ainsi que tante Monette la soeur de Maman se retrouvent

 De là où nous sommes on s’aperçoit que les bâtiment sont imposants, d’une part à cause des longs toits de tuiles plates d’un rouge un peu gris et aussi de toutes ces boiserie verticales et diagonales peintes en marron foncé, appliqués sur les murs. A la jonction des deux corps de bâtiment se trouve un autre grand portail qui donne de l’autre côté de la remise. Précisément là, débordant largement de la construction on peut voir une sorte de kiosque à musique à  toit très pentu, de la dimension d’une grande pièce, débordant de celle-ci, en trois pentes soutenues par des boiseries identiques à celles des portails, à claire voie. En fait, c’est une sorte de large auvent où l’été on pouvait déjeuner à l’abri du soleil ou des intempéries.  On remarque aussi sur le toit de gauche, c'est-à-dire sur le bâtiment principal trois chiens-assis à toiture pointue. Ce toit d’ailleurs est plus pentu, plus haut et la façade est beaucoup plus recherchée avec ses nombreuses boiseries à la normande que la construction de droite qui était à la base, une ferme. De plus cette façade est remarquable aussi par une pergola qui court tout le long du bâtiment, avec un pied de vigne à l’aplomb de chaque poteau de bois tous les cinq mètres, et sous cette pergola court une allée cimentée un peu craquelée. J’y ai appris à faire du patin à roulettes avec de vieux patins rouillés, lorsque nous avons quitté Saussay, je n’en ai plus jamais refait. Plusieurs fenêtres et portes-fenêtres donnent sur celle-ci.

 Juste après l’auvent, l’entrée principale une très large porte hollandaise (composée de trois éléments)  une fenêtre pivotante lorsque le volet est ouvert, pour ouvrir le battant principal du bas, il suffisait d’appuyer sur un large bouton de fer qui libérait le loquet. Cette porte donne dans la longue cuisine avec une grande pierre d’évier à l’ancienne. Naturellement pas d’eau chaude, pour la vaisselle, il fallait faire chauffer de l’eau sur la grande cuisinière à bois. Au milieu de la pièce une très longue type monastère recouverte d’une vieille toile cirée motifs à barres croisées vert tendre, mais assez usée. Après 1947 lorsque l’on tuait le cochon, tous les adultes présents participaient sur cette table aux diverses élaborations  avec monsieur Meunier et le boucher, qui venait spécialement pour réaliser saucissons, rillettes, boudin, petit salé, jambons et j’en passe. Il y avait aussi dans la cuisine quelques placards qui, si je me souviens bien n’avaient pas de portes.

Au fond, il y a la porte donnant sur la remise, les toilettes et l’escalier montant à l’étage. Lorsque l’on sort vers la remise par le petit escalier de bois à quatre marches, on trouvait tout de suite accroché au mur le téléphone de bois vernis à  manivelle. On tournait la manivelle en disant à la préposée : « ici le 14 à Saussay, je voudrais le 21 à Ézy, ou encore, donnez-moi l’inter. » Dans la cuisine, une seconde porte se trouve à sa droite, et donne dans le salon salle à manger, un peu sombre car l’auvent placé devant ôte énormément de lumière. Une jolie table de chêne rustique, des chaises, quelques fauteuils dont celui d’oncle Joseph en velours vert, puis à côté de la porte fenêtre une haute bibliothèque dans la quelle se trouve la collection complète des « magasins d’éducation et de récréation reliés » du fameux Hedzel dans lesquels ont parus la plupart des Jules Verne sous forme de feuilleton. C’est là que j’ai découvert Jules Verne, et bien que très jeune, cela m’a passionné et me passionne toujours.

 De la cuisine, une autre porte à l’opposé du salon permet de pénétrer dans la « grande salle ». Les deux premiers tiers c’est une sorte de salon où les fauteuils sont un peu disséminés (en majorité ils proviennent de la rue de Médicis qu'oncle Joseph avait placé là n'ayant pas d'autre lieu possible). Le plafond est très bas avec de grandes poutres marron perpendiculaires à la salle, et, malgré les fenêtres de façade et une terrasse vitrée côté petit bois, le tout n’est pas très lumineux. Côté mur de cuisine, il y a un très long et splendide bahut sur le quel une grande plaque de marbre gris foncé et tacheté de blanc porte en son centre un grand félin, une lionne me semble-il ou peut-être une panthère de bronze du plus bel effet. Cet animal laissait les petits en émoi car il était furieux et menaçant, la gueule ouverte montrant des canines terribles. Dans cette partie de la grande salle était disposée une longue table toute simple sur tréteaux je crois, où, lorsque l’on était nombreux (la plupart du temps, d’ailleurs) on prenait nos repas. En mauvaise saison, c’était plutôt dans la cuisine, voire le salon-salle à manger s'il n'y avait que peu de convives. Cette table servait justement à partir de l’automne pour laisser les pommes et poires à l’abri de la grande lumière, de la chaleur et bien à l’air. Ainsi, au printemps, on pouvait encore consommer de bons fruits. Les tout petits eux, déjeunaient à la cuisine avant les adultes. Je me souviens très bien des énormes difficultés de tante André pour faire manger Jean-Luc qui tournait la tête et fermait la bouche en poussant des cris ! Je ne sais pas s'il a lu cela!

La dernière partie de la grande salle porte encore mieux son nom de « grande salle » et surprend. Tout à coup, celle-ci s’élargit en deux demi cercles et on débouche sous une toiture très haute. Les poutres compliquées forment la charpente du plus bel effet avec arbalétrier et arc. En plus des fenêtres et portes-fenêtres, il y a des baies vitrées très hautes (Il y avait d’ailleurs une vieille tête de loup pour en ôter les toiles d’araignées). Et puis au fond une immense cheminée de brique rouge, un adulte y passait sans se cogner (sauf oncle René !) Impressionnante cette cheminée, je n’y ai jamais vu de feu, il aurait fallu des arbres entiers! Par contre monsieur Meunier lorsque les jambons avaient fait leur temps dans le saloir (il se trouvait justement dans la première partie de la grande salle) les suspendait dans la cheminée avec dessous un feu de sciure qui couvait pendant de nombreux jours.

 Mais ce n’est pas fini, en se tournant, on aperçoit au dessus une immense loggia ou balcon, aussi large que la salle, on vient de passer dessous en pénétrant dans la salle. L’escalier qui y monte longe le mur Nord avec une rambarde épaisse bien arrondie, identique à celle de la loggia. La loggia donne elle sur une très grande chambre qui fait toute la largeur de la maison, éclairée d’un côté par une large porte fenêtre donnant sur la loggia et par une fenêtre côté petit bois. De cette grande chambre on arrive dans un couloir desservant deux autres chambres dont celle avec le papier aux cerises rangées diagonales. Chacune de ces chambres est dotée d’une fenêtre en chien assis. Puis ce couloir débouche sur l’escalier. Revenons dans la grande salle, encore des fauteuils, deux panoplies d’armes africaines avec masques, il était interdit d’y toucher, car paraît-il empoisonnés, c’était la propriété d’oncle Marc. Mais surtout deux choses nous intéressaient nous les enfants : En premier lieu, il y avait un jeu d’adresse, sorte de petit meuble en bois d’un mètre de haut, large de cinquante centimètres plein de cases horizontales superposées. Sur le dessus des trous cylindriques, soit simples, soit recouverts d’un arceau, l’un d’entre eux est une sorte de moulin à aubes et le plus important est une tête de grenouille la gueule ouverte d'où son nom, le jeu de la grenouille. Ces divers trous communiquent avec les rangées horizontales qui comportent le nombre de point en fonction de la difficulté. On utilise des palets métalliques et avec précision il faut lancer ceux-ci en tentant de choisir la bouche ou le moulinet, la distance compte aussi, il faut le dire.

 Et puis, et surtout, il y a le Pianola. Imaginez vous un orgue à pédales comme dans les églises mais qui comporte un élément supplémentaire très extraordinaire. Non seulement, il fonctionne comme tout orgue à pédales : Vous pédalez et jouez sur touches type piano ; mais encore on peut lui faire jouer tout seul des mélodies enregistrées sur des rouleaux de papier comportant toute une série de trous oblongs, enroulés sur des bobines de bois et entraînés mécaniquement. Le rouleau est entraîné lorsque le pédalier est actionné qui produit en même temps de l’air comprimé. Cet air comprimé passe dans une sorte de pipeau de cuivre comportant autant de trous qu’il y a de notes sur le clavier. Le papier défile devant ce pipeau. Les trous débouchés commandent eux, le mécanisme d’action des touches que l’on voit s’enfoncer, en même temps que les notes sont jouées très correctement. La seule chose qu’il faut bien régler, c’est la vitesse de pédalage, car trop vite, c’est affreux, trop lentement, c’est encore pire. Combien de temps j’ai passé à faire de la musique sans même savoir quelle note se jouait, mais content de jouer le virtuose. Je dois dire aussi que même les adultes jouaient plus souvent avec les rouleaux que directement avec leurs petits doigts. André m’a rappelé qu’il y avait des trophées sur les murs de la grande salle, on pouvait voir en effet une tête de renard gueule ouverte et roulant des yeux terribles et aussi une tête de gazelle, je pense, avec de petites cornes. On y trouvait aussi le billard japonais que l'on posait sur une table. Il devait bien mesurer 1,80 mètre; il fallait lancer à la main et avec suffisamment de force pour que la boule arrive à l'extrémité et vienne mourir dans un des trous numérotés, mais pas trop sinon la boule prenait le virage à fond et redescendait sans avoir rien marqué!

 Je suis revenu dans la cour à côté du puits, toujours face au bâtiment principal, si je me tourne vers la droite, je peux apercevoir le long bâtiment avec un grand toit tout simple toujours en tuiles plates, les parois des murs sont moins chargés de bois verticaux et diagonaux. A peu près vers le centre, une petite marquise de tuiles protège deux portes d’entrée, celle de droite est en porte hollandaise, celle-ci permet de pénétrer dans la grande chambre, chambre qui était réservée aux enfants à partir de 1947, avant c'était la chambre de tante Geneviève et tante Andrée. Là se trouvaient si je me rappelle bien cinq lits, cette chambre est assez longue et en son milieu, il y a une marche qui fait toute la largeur de la pièce. Au fond de la chambre, une porte donnant sur le cabinet de toilette très succinct  avec une grande glace encadrée de bambous. Ensuite une autre porte donne sur le pallier qui permet de monter à la chambre située sur la pièce vitrée. En haut, face à sa porte une autre porte que l’on a voulu discrète car elle est tapissée comme le reste de l’escalier, Celle-ci mène au grenier (défendu pour les enfants évidement, paraît-il que l’on aurait pu traverser le plafond de la grande chambre. Cela ne nous est pas arrivé grâce à Dieu, car nous marchions précautionneusement uniquement sur les poutres, mais qu’est-ce qu’il y avait comme trésors : des malles pleines de frusques pour dames, des tas de chapeaux, un mannequin sur son trépied, des uniformes militaires et j’en passe!) A gauche de la porte hollandaise une autre chambre qui si je me rappelle bien est toute simple, je n’ai aucun souvenir de sa disposition, je n'y suis jamais entré, c'était la chambre de Lucie la bonne qui avait suivi oncle Joseph et ses filles.

 De nouveau au puits, je me tourne et fais face aux barrières blanches. Là, c’est une large prairie plantée de vénérables pommiers acides destinés à faire du cidre. C’est aussi le pré de Margot que l’on déplace chaque jour car on l’attache par une chaîne à un piquet métallique.  Pendant la guerre on y plantait des pommes de terre sur à peu prés la moitié. Je me souviens bien, les enfants avaient pour tâche à l’aide de petites boîtes métalliques, Valda ou Pulmol par exemple, de récolter les doryphores rayés jaune et noir, mais surtout les larves d’un rose tendre piqueté de points noirs, les plus voraces.

Donc actuellement, chaque matin, on emmène Margot avec une corde dans les cornes jusqu’aux pommiers et là, on l’attache. Monsieur Meunier me permettait souvent de tenir la corde de Margot depuis l’étable jusqu’au pré, j’étais très fier et je ne craignais pas du tout Margot. Je pense que ce pré devait représenter un hectare environ. Au fond un grillage limite la propriété et un chemin de campagne est parallèle à celui-ci. De l’autre côté de ce chemin, il y a un grand trou plein d’eau (c’est aujourd’hui un grand étang, à ce que j’ai vu sur Google) et attenant une énorme machinerie qui récolte le gravier et au dessus de celle-ci un long cylindre à trous servant à trier les différentes dimensions de graviers. Dans la famille on appelait ça la « ballastière ». Cette ballastière faisait un potin du diable quand elle fonctionnait, heureusement  pas tous les jours. Le long du verger de pommiers, côté gauche, un petit chemin protégé par des haies venait jusqu’au chemin de campagne, mais il était fermé par une porte métallique cadenassée empêchait les enfants d’aller vers la ballastière et de s’y noyer.

  Revenons à la barrière blanche, on trouvait à l’opposé du chemin de tilleuls un long toit de chaume tenu par des troncs bruts, volontairement non équarris avec des renforts diagonaux. Cette bâtisse est appuyée contre le mur mitoyen de la ferme d’à côté. Et sous ce long toit de chaume on entreposait de grands tas de bois de chauffage, soit en rondins, soit en bûches. Il était expressément défendu d’aller y jouer, on se serait facilement cassé un membre en montant sur les tas instables. De temps en temps, le gardien, monsieur Meunier à l’aide d’une scie circulaire débitait ce bois aidé par ses enfants, ça faisait un bruit strident terrible. A cette époque, le bois était un système de chauffage très important. D'une part lorsqu’il y avait du monde il fallait alimenter la cuisinière, d'autre part il y avait une cheminée dans la grande chambre, mais aussi un poêle. Pour le bâtiment principal grand-mère avait fait installer un chauffage central juste avant la guerre en 1939.

 Je reviens à l’allée de tilleuls. Elle est en continuité directe avec le chemin bordé de haies. A sa gauche, il y a la maison de gardien, le grand poulailler, la mare avec les canards, le tout entouré d’un haut grillage.  Puis, entre poulailler et allée un grand verger composé de cerisiers, de poiriers et de pruniers divers prolongé du  grand potager où monsieur Meunier faisait pousser toutes sortes de légumes, je me souviens tout particulièrement des haricots à rames, des petits pois, des poireaux, des carottes, des oignons et j’ai un souvenir ému pour la rhubarbe dont on faisait des confitures succulentes. Et tout au fond on trouvait des framboisiers, des cassis, des groseilliers à petits grain rouges et des groseilliers à maquereau aux fruits jaune tendre avec des rayures comme des melons, gros comme des calots pour tirer aux billes. Et c’est là, en faisant la cueillette de ces fruits, qu’un matin un peu brumeux André attrapa sa pleurésie. Raison pour laquelle il est parti deux fois en sanatorium à saint Gervais. J’en ai parlé lors de mon premier séjour aux Houches en 1947 accompagné des parents, nous nous étions arrêtés au moins deux jours à saint Gervais pour voir André et le consoler.

 J’ai déjà parlé plusieurs fois de monsieur Meunier, le gardien. Je vous raconte son histoire. Lorsqu’en 1940, les français affolés par l’arrivée des allemands se mirent à fuir devant eux, c’était l’exode. Faisant partie de cette foule allant vers le sud ou l’ouest, Monsieur Meunier, lui,  poussant sa brouette avec ses biens les plus précieux, accompagné de sa femme, de ses deux fils de sa fille et de sa belle-mère madame Cochet optèrent pour l’ouest. Ils arrivèrent à Saussay où grand-mère les accueillit leur offrant l’asile de la maison inoccupée de gardien, sûrement très content de savoir le clos de la Chouette enfin à l’abri des prédateurs vert de gris, enfin, c’est ce qu’elle devait se dire.

Ils venaient de Saint Quentin dans l’Aisne, ils y laissaient son père seul dans son échoppe de cordonnier qu’il ne voulait pas la quitter. Très rapidement, se plaisant parfaitement en Normandie, grand-mère proposa qu’ils restent tous sur place, mais naturellement en s’occupant de la propriété aussi bien de l’entretien que du potager et aussi des animaux qui sont arrivés petit à petit, de la petite ferme en fait. Je ne sais pas quels étaient exactement les termes du contrat, mais de toutes façons ils pouvaient vivre en totale autarcie, ce qui était énorme, eux qui n’avaient plus rien. Monsieur Meunier faisait partie des grands blessés de la guerre de 14-18, il avait perdu la jambe droite (au dessus du genou !) et marchait avec une jambe artificielle métallique. Cela me fascinait, quand il marchait cela faisait un bruit très particulier : « Gouix…gleng… ». Et il marchait cet homme, il marchait,  car il était devenu le garde chasse du pays avec la plaque et tout…J’adorais son chien Ica. Il est même arrivé plusieurs fois que me cherchant partout on me retrouvait dans la paille de la niche d’Ica, collé contre lui sans crainte des puces probablement. Il m’emmenait parfois à la chasse, je ne l’ai jamais vu tirer, je pense qu’il ne cherchait pas vraiment à tuer du gibier, mais j’aimais sa façon d’exciter Ica dans les fourrés : « Allez Ica, cherche ahi, ahi, ahi ». D’autre part pour sa société de chasse il élevait des faisans dans une grande volière incluse au poulailler. Malgré tout, cet homme était dans la force de l’âge et il avait une énergie peu commune pour bêcher le jardin potager et ce n’étaient pas les Gouix-Gleng qui le gênaient.

 Monsieur Meunier et la famille présente procédaient aux diverses cueillettes, que ce soit de haricots, de pommes de terre ou encore de fruits. La cueillette des fruits destinés au cidre était très importante, car cela permettait d’avoir toute l’année une boisson très fraîche et agréable, qui plus est peu alcoolisée. J’adorais ce breuvage auquel j’avais droit avec parcimonie. La plus grande quantité des pommes y passaient (dès qu’elles avaient le moindre défaut), idem en  ce qui concerne les poires ainsi que les prunes toutes variétés confondues. De plus, chaque année, le bouilleur de cru s’installait entre la maison et le petit bois et là, on déversait quantité de fruits très fatigués, voire avariés. Contrairement à certains, on ne faisait l’alcool qu’avec des fruits, directement, et non pas avec du cidre. C’est regrettable, car la qualité devait sérieusement s’en ressentir. Je ne connais pas à quelle quantité d’alcool nous avions droit. Ce n’était pas vraiment du Calvados, bien que ça y ressemblât, dans la famille, on nommait ce breuvage le Chouetol .

  Son épouse et sa fille Solange s’occupaient exclusivement des petits animaux, du poulailler, il y avait un grand nombre de poules et poulets (j’ai été pris en photo à l’âge de deux ou trois ans, une poule dans les bras), des lapins, des canards avec une vraie grande mare dans la quelle poussaient des roseaux qu’on appelle massettes, reconnaissables au fait qu’ils sont surmontés d’une sorte de rondin marron foncé assez friable. Je me souviens très bien que l’on utilisait ces rondins en les émiettant, cela donnait une sorte de Kapok que l’on mettait dans les matelas des enfants. De surcroit, il y eut aussi des moutons même une chèvre me dit tante Geneviève. Elle me raconte une anecdote arrivée pendant l'occupation: Un allemand se présente et demande à oncle Joseph qui était rentré (il avait été mobilisé en 1939) : J'ai de l'argent pour vous acheter un mouton. Il lui répond que ce mouton est destiné à sa famille et n'est pas à vendre. L'autre insiste, oncle Joseph ne fait pas un geste alors que celui-ci prend une corde l'attache au cou de la bête et tente de l'emmener de force. Le mouton n'y met aucune bonne volonté et freine des quatre pieds. Au bout d'un certain temps l'allemand renonce et finit par sen aller.  J’ai même une anecdote pas piquée des vers à relater probablement vers 46 ou 47 nos deux moutons(de l'époque) étaient attachés entre le petit bois et la maison du côté de la terrasse de derrière, personne ne s’occupait de nous, mon frère André et moi, avions trouvé une occupation très prenante, nous pensions probablement que les crottes de moutons déparaient le paysage. Nous les ramassions dans le creux de la main et pendant que l’un présentait celles-ci devant l’orifice qui les avait pondus, l’autre à l’aide d’un petit bâton tentait de les enfoncer là d’où elles venaient. Heureusement cela n’a pas duré bien longtemps car les brebis se sont rebellées et avons dû abandonner cette occupation. Je dois dire que nous avions beaucoup ri et que revenant pour déjeuner on nous demanda d’où venait cette hilarité, nous ne pûmes nous empêcher de nous vanter de notre réalisation. Même des années plus tard on en riait encore ! Il faut rappeler qu’André riait toujours très fort et avait beaucoup de mal à s’arrêter. Les adultes qui se retenaient de pouffer nous ont quand même grondés. J’en reviens aux fous rires d’André. Lorsque nous habitions plus tard rue Frédéric Fabrège à Montpellier, après le repas du soir, nous disions tous ensemble la prière. Il faut dire aussi que pour tenter d’éviter les rigolades à table, on nous avait  séparés, mais étions face à face, ce qui ne me facilitait la tâche pour le faire rigoler en faisant diverses mimiques hors de la vue de papa évidement. Lorsque le moment de la prière arrivait, André ne tenait plus et éclatait parce qu’il avait fait jusque là son possible pour se retenir. Papa, du coup l’envoyait dans le couloir et on pouvait l’entendre : « Henc-Henc-henc » encore plus fort, il se lâchait vraiment…Le dérivatif était évident pour tous.

 J’ai parlé d’oncle Joseph et de grand-mère, il faut que j’explique pour les plus jeunes de nos enfants qui n’ont pas encore vu notre arbre généalogique ou lu l’histoire familiale.

 Mon grand père André Limasset le père de mon père, en 1910, fait amusant s’est marié avec une demoiselle Jeanne Rol, alors que son frère Joseph épousait en même temps (une seule noce pour deux mariages !) Marcelle, la sœur de Jeanne. Deux frères épousant deux sœurs le même jour, c’est peu courant. L’histoire ne s’arrête pas là. Mon oncle Joseph et tante Marcelle ont eu cinq filles et un petit garçon Claude qui est mort le jour de sa naissance. Les cinq filles sont Madeleine, Andrée, Françoise, Denise et Geneviève. De son côté,  ma grand-mère jeanne et mon grand père André eurent trois enfants, mon père Pierre, sa sœur Simone qui devait devenir plus tard ma marraine et la troisième Elisabeth décédée à 17 ans en août 1935.

 Or, deux faits très douloureux se sont produits. En 1931, mon père avait alors 20 ans, lorsqu’ André son père mourrait subitement dans son lit suite à une crise de paludisme. Trois ans plus tard, sa belle sœur Marcelle décédait elle aussi en quelques jours suite à une blessure du tube digestif par un os de lapin.

Le beau frère de grand-mère, Joseph se retrouvait veuf comme elle. Pour des raisons qui n'appartiennent qu'à eux il se remarièrent en juin 1935.

 Voilà pourquoi ma grand-mère était tante Jeanne pour mes cousins Demars, Brunet, Guillaume et Tranchant, les enfants de Madeleine, Andrée, Denise et Geneviève. Alors que pour mes frères et sœurs, mon cousin germain Alain Eschmann fils de tante Simone) et sa grande sœur Françoise, le grand père des uns était notre oncle Joseph.

 En 1948, oncle Joseph s’en allait à son tour. Ce qui fait que grand-mère ou tante jeanne se retrouvait de nouveau veuve et devait gérer seule le clos de la Chouette.

En 1951, monsieur Meunier demandait à grand-mère de repartir à Saint Quentin, son père étant mort, il voulait reprendre sa cordonnerie.

 Ma grand-mère, ulcérée, se demandant comment elle allait s’occuper du clos de la Chouette,  sans rien demander à personne, tant à ses neveux qu’à ses propres enfants décida brutalement de vendre Saussay. Elle fit venir un commissaire priseur et brada quantités de choses, heureusement, la famille avait  pu récupérer quelques meubles et souvenirs.

 Voilà, la période du clos de la Chouette était définitivement close, c’est le cas de le dire. Que de regrets cela à laissé dans toute la famille, il n’y avait plus ce lien très fort qui nous permettait des retrouvailles fréquentes et soudait la famille. Nous tous, les cousin-cousines en ont fait des parties, quelle peine était la nôtre ?

 Qu’y faire ? Malgré mes 73 ans, j’en ai encore la nostalgie,(ça se sent, non ?) preuve en est cette narration peut-être un peu longue, je le reconnais, mais cela en valait-il la peine ? Je l’espère. Comme je le disais au début, bien des éléments ou dates ont pu être revus grâce à tante Geneviève...

  

Fredy