Aux houches                                   

 

 

Cet été là, nous partions mes parents et moi seul (fait rare pour une famille nombreuse). Par contre, je ne me souviens plus qui gardait ma petite sœur Marie-Thérèse et Jean Marie le petit dernier, il avait à peine un an. C’était probablement ma tante Simone (alors célibataire) sœur de papa, mais aussi ma marraine, qui devait s’en occuper chez elle. En effet, elle habitait avec sa maman, ma grand’mère donc, le mignon petit hôtel particulier style 1900, sis à deux pas de l’église sainte Marguerite (comme dans la chanson : « on l"aime bien Lili peau de chien... etc.) sis au 11 rue Chanzy. 

 Nous étions en juillet de l'année 1947 et je trônais à l’arrière de la Rosalie ( Cette auto avait déjà été remarquée avant guerre pour son fameux moteur flottant, il était posé sur des ressorts dits « spirale », c’était une véritable nouveauté à l’époque, car jusque là, les moteurs étaient boulonnés au châssis. On imagine le bruit, les vibrations et les coups de bélier lors des démarrages. L'emblème du Cygne sur son radiateur le rappelait. C’était une auto increvable, son moteur a d’ailleurs équipé les tractions 11 CV, un petit camion appelé U 23, et après la guerre et il a équipé un véhicule mythique dit le « Tube ».) Rosalie n'avançait pas trop vite, à peu près à 70 Km/h, mais cette pauvre auto commençait à avoir de la bouteille et avait dû subir bien des avatars pendant la période de l’occupation. En effet, elle nous venait de Pépé (le père de maman) qui l'avait achetée neuve bien avant guerre. Je me souviens, que lors d’un séjour à Nancy chez mes grands parents, Pépé m’avait amené la voir dans un grand hangar où elle était posée sur des briques. A cette époque là bien peu d’autos pouvaient circuler, d’une part à cause du manque d’essence et de l’ « Ausweis » obligatoire après l’invasion. Papa lui, n’avait plus d’auto, car la sienne, une petite Rosengart décapotable mise sur cales et cachée en 1939, avait disparu au moment de la libération(je crois bien). Quant à Pépé qui n’était pas un  chauffeur émérite, il l’utilisait peu, mais, ne se sentant plus très à la hauteur avec « toute cette circulation », bien que fier de son automobile, il l'avait offerte en 1946 à mon père pour qu'il puisse avec maman et mes frères et sœurs aller facilement à Saussay grande propriété de grand-mère, « Le Clos de la Chouette ». Cette propriété était située en Eure et Loir (tout près du château d’Anet, où vécut Diane de Poitiers). Pour les vacances nous y retrouvions grand-mère, son époux oncle Joseph et quantité d'oncles, tantes et cousins, sans compter une quirielle d’enfants. Quand j'y repense, quel plaisir de retrouver tout ce monde bien vivant et heureux de ne plus avoir à trembler et tellement joyeux de se retrouver, de se balader dans la campagne. Je n’oublie surtout pas les baignades dans la rivière à Ezy sur Eure, bourgade minuscule à deux pas de Saussay (célèbre, dans les années 30, pour ses peignes de corne, il en restait d’ailleurs une petite fabrique). Il me faut absolument vous raconter une anecdote à propos de baignade, où maman en fut l’héroïne. Encore une digression, c’est vrai, mais nous avons tout le temps, n’est-ce pas ? 

Pour aller se baigner, nous empruntions une passerelle, très étroite avec son plancher à claire voie, les enfants la craignaient et plus encore les chiens. Notre chien « Virus » ainsi dénommé par mon père, car l’objet de ses recherches à l’époque était précisément un virus, celui de la pomme de terre (pour un peu, à cause de ce virus, celles-ci avaient failli disparaître de l’Europe), ce chien, disais-je, traversait cette passerelle plus plat qu’une limande et seulement parcequ’il était sollicité par une laisse bien tendue. Immédiatement après cette passerelle, au lieu de rentrer dans Ezy, on prenait à droite, et nous  étions sur la berge, une plage toute d’ herbe grasse que l’on s’attend bien à trouver en Normandie. C’était le lieu où toute la famille venait s’installer, au bord du faible courant, le tout bucolique à souhait. Les meilleurs nageurs pouvaient traverser et revenir sans trop de peine. Si je ne me trompe pas, il y avait un plongeoir, une simple planche élastique au dessus de l’eau. Les femmes étaient généralement les plus hardies, mais certaines de mes tantes lorsqu’elles étaient entraînées par le courant et arrivant dans un herbier dont les longues pousses leur chatouillait le corps poussaient alors de longs  cris aigus. Ce jour là, nous étions donc installés, les uns dans l’eau, les enfants jouant et pataugeant, d’autres mollement étendus regardant les baigneurs ou lisant. Ma mère ce jour là arriva après tout le monde, et, comme elle se rapprochait de la berge, elle se trouva tout à fait par hasard derrière oncle Robert en caleçon de bain ( le mot maillot n’existait pas), et pan de chemise et très près de la berge. Ma mère est comme ça, elle eut une impulsion soudaine, quasi impérative. D’une bourrade énergique elle le bascula dans l’eau tout en éclatant de rire. Le spectacle commençait à peine, car l’oncle fit un joli plat qui l’entraîna jusqu’au milieu du courant. Il savait nager, heureusement, et il remonta donc à la surface, naturellement il commençait à rire, et puis faisant une première brasse, il sortit tout à coup son bras gauche hors de l’eau, criant affolé : « Ma montre, ma montre ! » Il venait de réaliser qu’elle n’avait rien à faire dans l’eau. Puis il refis une nouvelle brasse pour ne pas couler et criant la même chose : « Ma montre, ma montre ! » Il était évident qu’il ne pouvait pas le garder hors de l’eau en nageant, c’est pourquoi, il continua son manège jusqu’à la rive. Tout le monde ou presque riait de ce bon gag. De retour sur la terre ferme, il dégrafa la superbe montre et pour tenter de la vider, se mit à la secouer comme un thermomètre qui ne veut pas descendre, et il disait, lamentable : « Elle est foutue, elle est foutue. » Il repartit rapidement au Clos de la Chouette. Oncle Robert réussit avec oncle Joseph à ouvrir la montre, ils la vidèrent et la mirent selon les conseils d’un autre oncle pour, disait-il, éviter la rouille, dans un bocal de pétrole, dont nous avions une réserve en cas de panne de courant, événement fréquent, il faut le dire. Qu’est devenue cette montre, peu nombreux doivent le savoir maintenant ? Oncle Robert était beau joueur, il n’en voulut pas trop à ma mère, mais seulement bien plus tard plus tard. Somme toute chacun avait bien ri, même oncle Robert quoique jaune, et puis n’avait-il pas été le clou du spectacle ? Quant à maman, il lui est  arrivé plus tard d’avoir d’autres impulsions subites qui échappaient à son self contrôle. Ainsi, alors qu’ elle était avec mon père dans un hôtel du Jura, pendant leur voyage de noces, le soir, dans le couloir des chambres, elle ne put s’empêcher de transférer les chaussures d’une porte à l’autre. Elle aurait même tourné la clef d’une chambre manifestement occupée et dont celle-ci était restée à l’extérieur (c’est elle-même qui nous l’a raconté hors de la présence de Papa). Une autre fois par exemple, j’ ai été le témoin sidéré, alors que nous visitions une minuscule chapelle dans les gorges du Tarn (en 1979, c’était hier !) lieu très touristique, s’il en fut, d’une de ses impulsions irrépressibles. Maman voyant une corde pendre, ne put résister et se mit à sonner la cloche à toute volée. Il devait être 20 heures et la nuit était tombée, des touristes étonnés se rapprochèrent de la dite chapelle pour voir quel office allait commencer. Quant à mon père, il ne savait quelle contenance prendre, on sentait bien qu’il désapprouvait. Nous partîmes tous subrepticement sans plus attendre voyant arriver le flot de touristes. 

J’en reviens à la Rosalie, elle avait son petit caractère. Pour un rien, elle chauffait, et quand on montait une côte en seconde, maman devait tenir le levier de vitesses en appuyant vers le tableau de bord, sinon la boîte de vitesse claquait et le levier se remettait tranquillement au point mort. Au début, papa avait mis un sandow de vélo, mais le système était très inefficace et le plus généralement la vitesse sautait tout de même. Le seul moyen en fait était de tenir le levier d’une main ferme, et maman avait la main ferme ! 

 Nous étions partis quasiment pour  traverser la France.  En effet, de Versailles où nous habitions, nous allions voir d’abord mon frère cadet André qui était en sanatorium à saint Gervais. Il faut dire que peu de temps auparavant, pour Pâques  cette année là, alors que nous étions justement à Saussay, parents, oncles, tantes et tous les enfants, était arrivé un grave incident. Pratiquement tout le monde avait passé la matinée dans le potager, par un temps brumeux, humide et froid, à  diverses cueillettes : groseilles rouges, groseilles à maquereau, fraises, haricots à rames et petits pois, probablement aussi salades et oignons, le potager était immense et le garde, monsieur Meunier avec sa jambe métallique (un ancien de la guerre de 14) en prenait grand soin et y passait ses journées. Nous dûmes revenir plus tôt que prévu car André tout à coup, frigorifié, tout bleu et grelottant fit très peur à tout le monde. Le médecin fut rapidement appelé et mes parents partirent immédiatement pour Versailles voir un spécialiste, ils apprirent assez vite qu’André lors d’ une primo infection, d’où extrême fragilité avait contracté une grave pleurésie. Heureusement que le diagnostic fut fait assez rapidement. Il partit dès que mes parents le purent à saint Gervais dans un sanatorium appelé "Les bérets verts". 

Mon frère cadet, à six ans, était encore un tout petit bout de chou et de se retrouver  seul avec toute une kyrielle d'enfants en grande majorité adolescents, n'a pas dû lui être facile, il devait se croire abandonné de toute la famille. Quand je pense que son premier séjour a duré dix huit mois, ça a dû être pire que le bagne à son âge. Il en fit un second, d’un an cette fois-ci. 

Nous partions donc sur saint Gervais, mais pas seulement. Il faut dire qu’à huit ans à peine je marchais très mal, les pieds en dedans, à tel point que mes chaussures s'usaient de l'intérieur, et même sur les flancs, c'était impressionnant. Pour moi qui viens du milieu automobile on aurait pu dire que j'avais un carrossage complètement anormal, style Mercedes des années 60. Le docteur Velot,  médecin de la famille avait dit à mes parents: « Une seule solution : achetez lui de bonnes chaussures montantes et envoyez le faire de longues marches à la montagne, vous verrez le résultat ». Or la jeune sœur de maman, Tante Monette, qui s'était mariée je crois bien en 1939 et qui n'avait pas encore eu d'enfants fit une proposition à mes parents. Tous deux, elle et son époux oncle Pierre, professeur de droit à la faculté d'Aix en Provence et fou de haute montagne, allaient chaque été aux Houches dans la vallée de Chamonix. Ils proposaient de m'accueillir pour les vacances en tentant de me faire beaucoup marcher et de redresser ainsi ma démarche. Et voilà pourquoi je me trouvais seul avec mes parents pour aller d'abord rendre visite à André en tentant de le rassurer quant à l'amour des siens, et par la suite rejoindre ma tante et mon oncle aux Houches. 

Après une première journée de voyage nous arrivâmes à Bourg en Bresse (dans l’Ain, on dit Bourk). Alors que mes parents s'adressaient à un hôtelier tentant d'obtenir une chambre pour la nuit, je remarquais sous la voiture une large flaque d'huile. Quelques minutes plus tard, je fis part de ma découverte à mon père. Tout d'abord il ne me crut pas, mais ouvrit le capot et mettant le moteur en route, surprise, nous pûmes voir qu’ une petite fontaine d'huile toute noire sortait du moteur. Je ne fus pas peu fier d’avoir sauvé notre voyage. Une fois chez le garagiste du coin, nous apprîmes que le manocontact d'huile s'était rompu, et au lieu d'indiquer la pression d'huile, il avait failli provoquer la casse du moteur. Il répara et nous pûmes repartir le lendemain. Mon père était tout de même inquiet, mais il essayait d'obtenir le meilleur rendement de son automobile. La montée du col des Aravis fut là, il faut le dire, bien pénible pour "Rosalie" qui chauffait. En effet, la pauvre manquait d'air. Nous fîmes de nombreux arrêts pour la laisser souffler  et aussi pour que ma chère maman reposa son bras gauche tout ankylosé. Au sommet du col nous fîmes une halte prolongée au milieu des grandes Gentianes jaunes dont nous découvrîmes une immense quantité presque à perte de vue dans ce grand alpage. Et voilà que papa, avec les plus grandes difficultés, s’était mis en tête de déraciner l’une d’elle pour nous montrer la racine qui servait à réaliser le fameux apéritif qu’il affectionnait particulièrement avec de l’eau de Seltz. 

 Le lendemain matin, en sortant de l'hôtel de saint Gervais où nous étions arrivés la veille au soir, nous allâmes directement au sanatorium où se trouvait traité (on aurait pu dire enfermé) mon petit frère. Quelle surprise de voir tous ces grands gamins au béret vert, et quelle surprise encore à l'arrivée d'André tout petit à côté des autres, et lui aussi avec ce fameux béret et sa pèlerine. Il était tout triste, il lui fallut des heures pour qu'enfin il en vienne à sourire. Nous restâmes quelques jours encore, mes parents lui offrirent toutes sortes de gâteries chaque fois que l’organisation du sana nous le permettait. André fut très malheureux à  notre départ. Papa et maman lui promirent de revenir encore dès qu'ils m'auraient déposé aux Houches. Je crois bien aussi que j'ai pleuré en voyant ses larmes. Maman y est même retournée toute seule l’hiver suivant, andré put ainsi faire de la luge surveillé par sa maman ! 

La voiture tenait le coup, malgré tout, il faut dire que là, nous avions une distance relativement courte à parcourir jusqu'aux Houches, mais il fallait tout de même monter jusqu’à onze cent mètres d’altitude. L'accueil de tante Monette et oncle Pierre fut chaleureux. Et puis ma tante bien que née à Nancy comme ma mère avait fini par prendre une touche d'accent méditerranéen bien chantant, qui me semblait si cristallin et léger dans sa bouche. D'ailleurs, je n'avais encore jamais rencontré un tel accent chez personne, toujours maintenant d’ailleurs. 

L'oncle et la tante habitaient dans une petite partie d’une grande maison où habitaient les deux couples propriétaires de l’« Hôtel de l"Aiguillette et du Brévent », la famille Bochatay. Hôtel qui a d’ailleurs disparu à l’heure actuelle. Mes parents couchèrent à l'hôtel, quant à moi, je me retrouvais avec mon cousin germain fils de la sœur aînée de ma mère et qui s'appelait Yves, nous couchions dans une toute petite chambre tout en haut de la bâtisse. Il devait avoir une bonne quinzaine d’années et il était déjà de taille adulte alors que moi, je n'étais plutôt qu'un garçonnet bien fluet, pour ne pas dire chétif. Au début ce cousin m'impressionnait fortement, mais il me traitait un peu comme un grand frère et j'ai fini au cours des jours qui ont suivi par apprécier d'être le petit frère. 

Le lendemain matin lors du petit déjeuner servi par Louise qui avait suivi l'oncle lors de son mariage et qui était toute dévouée au jeune couple, ( elle était italienne, et le plus étonnant venait du versant sud du Mont Blanc, c’est à dire de la vallée parallèle à celle où nous nous trouvions ; je me souviens entre autres plats consistants qu'elle nous concoctait, de son gratin de "polenta", très compact, même)  l'oncle Pierre réussit à convaincre papa de rester encore un jour ou deux de plus de telle façon que nous puissions tous ensemble pouvoir faire non pas une grande course, comme il en faisait fréquemment, mais un petite excursion (à ses dires) de la journée sur le sommet du Brévent. Ce sommet est situé au dessus de Chamonix côté adret donc bien ensoleillé et beaucoup moins élevé que tous ses vis à vis enneigés et agressifs, qui lui font face comme l’aiguille des Drus, les grandes Jorrasses, l’aiguille Verte, le mont Blanc, le Tacul, le Goûter et j'en passe, sans oublier ces glaciers imposants que sont la mer de Glace et les Bossons qui se rejoignent, très très haut à la Jonction. A cette époque, le glacier des Bossons venait à une centaine de mètres de la route de la vallée, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui ! 

j'ai d'ailleurs gardé un souvenir assez vif d’événements survenus quelques semaines plus tard à cette fameuse jonction. Nous y étions arrivés en milieu de journée et avions même fait un tour sur la glace qu’on ne voyait plus, car elle était couverte de neige un peu dure. Je fus très surpris car nous y vîmes des skieurs, c’était pour moi la première fois que j’en voyais, et encore plus fort, en été, vous pensez ! Puis prenant le chemin du retour en descendant par le Gros Béchard, le mauvais temps nous tomba brutalement dessus. Et c’est dans un brouillard très dense et un très fort vent glacial, et sans omettre le tonnerre, au milieu des rhododendrons, que l’oncle Pierre nous fit encorder, nous les jeunes, j’avais peur et je n’étais pas le seul. Mais cela c’est une autre histoire.  

Revenons à notre petit déjeuner. Tante Monette explique à maman qu’elle vont retrouver des amis communs à elles deux qui participeront à l’excursion. Entre autres la famille Marchal qui était à l’époque en train de construire un chalet un peu plus haut dans la vallée peu avant Chamonix, vers Les Bossons(si je me souviens bien). Ce sont des montagnards convaincus et entraînés. Cela fit grand plaisir à maman de retrouver des nancéens, mais inquiète tout de même car elle venait de découvrir qu’elle était de nouveau enceinte, et de ce fait ne voulait pas prendre de risques. Ce nouveau né allait être Michel, rassurez-vous, il est bien arrivé l'année suivante! 

 On décida donc que le lendemain matin, très tôt on prendrait d’abord le petit train en bois, bien amusant avec ses plates-formes à l’avant et à l’arrière de chaque wagon, jusqu'à Chamonix. Puis, là, nous laisserions maman au téléphérique qu’elle  emprunterait jusqu'au sommet de Plan-Praz, qui comporte de nombreux pylônes (sept je crois bien). De là,  un second téléphérique la transporterait au sommet. Celui-ci n'a aucun pylône, et traverse une vallée sèche, ensoleillée, un vrai désert, et la surplombe de très haut, puis, tout à coup le câble en se rapprochant du sommet a tendance à devenir presque vertical, car le Brévent, énorme bloc de pierre, quasiment quadrangulaire, pourrait se comparer à une  forteresse médiévale. Et je soupçonne fort que l'effet vu de la benne doit valoir son pesant de cacahuètes, bien des personnes doivent y avoir la peur de leur vie. J'ai su par la suite que maman, qui pourtant n’avait peur de rien en était sortie pas trop rassurée. 

Quant à nous, les marcheurs, étions une bonne équipée, la montée fut longue jusqu'au premier pallier de Plan-Praz sous le couvert des conifères, mais lorsque nous arrivâmes dans la vallée sèche, le soleil dardait ses rayons avec force et je fatiguais. Mon père, lui, un mouchoir noué sur la tête (il avait ôté son chapeau mou qui devait lui faire cuire le cerveau) paraissait infatigable. Il faut dire aussi qu'il pratiquait beaucoup la marche, aussi bien à Versailles pour préparer et réaliser ses promenades botaniques avec ses élèves, qu'à Saussay où il partait aux champignons souvent seul d'ailleurs. 

Lorsque nous arrivâmes au pied du roc final mon père s'aperçut que là, il allait falloir grimper sur la roche comme un singe. Cela n'était pas du tout de son goût, sachant d’autre part fort bien, qu'il était sujet au vertige. Il ne s'attendait surtout pas à cela, commençait à bouillir, il s’estimait grugé. L’oncle Pierre ne lui avait pas tout dit, mais, maintenant difficile de reculer. Et oui, il se voyait mal redescendre tout seul dans la vallée. Voyant la réaction de mon père, oncle Pierre lui dit très calme, ne saisissant pas la gravité de la situation: « Faites donc le tour du rocher et là vous allez trouver un parcours idéal, fait pour des citadins ou même pour un enfant », avec des rampes métalliques et des marches, c’est un vrai escalier, lui dit-il. Le tout est absolument sans danger. En fait c'était une sorte de "via ferrata". Puis nous tous, le gros de la troupe nous nous engageâmes donc sans problème sur le roc, l’escalade était facile et le sommet fut rapidement atteint. Nous y retrouvâmes maman qui se faisait du souci pour son mari. Oncle Pierre la rassura lui affirmant que ce parcours était sans risques, aucuns. 

 Les nombreuses personnes, parents amis et enfants avaient déposé leurs sacs à dos et après avoir longuement admiré le paysage, sortirent de ceux-ci toutes sortes de victuailles: poulets froids, oeufs durs, boîtes de sardines, évidement du pain, des tomates, du thé bouillant dans les bouteilles thermos, des bananes séchées, et que sais-je encore. Ce pique-nique paraissait des plus opulent. mais, il ne faut pas oublier que des restrictions existaient encore, et pain blanc, beurre, même viande rouge n'étaient pas toujours au menu, car nombre d' aliments ou toutes sortes de biens étaient pas encore revenus habituellement dans les commerces, et de plus fort cher. 

 Par ailleurs, je me souviens en particulier d'une certaine amie de ma tante et de ma mère, mère d’une nombreuse famille. C’était Gaby Marchal, grande et belle femme parlant haut, riant tout autant et sachant mener son monde par le bout du nez. Un de ses fils Jacou qui était légèrement plus âgé que moi devint rapidement mon ami. Par contre, lui, il était déjà un montagnard, il venait tous les ans dans la vallée avec ses parents. Ma mère était très contente de pouvoir échanger ses souvenirs avec Gaby, mais son inquiétude grandissait de ne pas voir arriver son mari, un autre Pierre. 

Nous avions commencé à pique-niquer. Alors l'oncle Pierre, trouvant le temps un peu long et probablement inquiet, partit à la rencontre de son beau-frère. Heureusement, très peu de temps après, ils ne tardèrent pas à déboucher tous deux sur le sentier sommital débouchant sur un amoncellement de dalles de roche disposées en cirque où nous nous étions installés pour prendre notre repas bien mérité. J’ai conservé une photographie en noir et blanc de cet événement avec toute la tribu hétéroclite. Je vis donc arriver mon père, un peu rouge, furibard et maugréant comme le corbeau de La Fontaine : « que l'on ne l'y prendrait plus ». En fait il avait eu très peur. Se sachant seul, au pied de la falaise de roc, il s'était décidé à suivre un petit groupe de touristes étrangers et, si j'ai bien compris, s'était intégré à eux, heureusement, ils l'avaient aidé dans les passages qui pour lui étaient difficiles ou tout simplement vertigineux. Oncle Pierre, ne savait où se mettre, et de sa manière douce de parler en jouant beaucoup des mains, il tentait de calmer papa. Cela n'était pas facile et papa mit longtemps à reprendre un teint normal, puis maman convainquit papa de redescendre avec elle par le téléphérique. 

Quant au reste du groupe, il repartit pour la vallée. Nous marchions tous d'un bon pas, mais des groupes s'étaient formés qui dégringolaient plus ou moins rapidement. Mon cousin Yves doté de très longues jambes, était parmi les premiers et lorsqu’il était sûr que l'oncle Pierre ne le voyait pas, prenait les raccourcis aux pointes des lacets que faisait le chemin. En effet l'oncle avait proscrit ce genre de pratique dangereuse. J'étais très tenté d'en faire autant, mais je voyais bien qu'on me surveillait de près. A un moment donné, étant un peu à la traîne, je me lançais, et tout en courant, je pris un de ces fameux raccourcis, très raide et pleins d'embûches pour de petites jambes comme les miennes. J'étais tout content de le faire, mais arrivant sur le retour du chemin plus rapidement que je ne le voulais, je faillis bien basculer dans le ravin, mais tout en bloquant mes jambes, mon sang ne fit qu'un tour, car l'oncle arrivait paisiblement de l'autre extrémité  du lacet, ce fut même de peu que nous ne nous percutâmes pas. Sa réaction fut immédiate et elle dut l'étonner lui-même, il m'envoya une très jolie gifle. Nous nous en souvînmes longtemps tous deux, je n’ai d’ailleurs jamais recommencé, la leçon avait porté. 

Retourné aux Houches, mes parents ne traînèrent pas pour retourner à Saint Gervais s’occuper un peu d’André, sans faire trop de commentaires sur la « promenade » au Brévent. 

Quant à moi, je fis d'énormes progrès grâce à l’entraînement de tous les jours en marche et en souffle, je ne fatiguais plus ou presque et mes mollets s’en ressentirent, ça n’était plus des allumettes  et toutes mes chaussures s’en trouvaient mieux. 

A la fin de l'été, ma tante et mon oncle partirent avec armes et bagages par le tortillard, nous traînant les deux cousins derrière eux et nous mirent au Fayet dans le train de Paris, tous deux repartaient à l’opposé pour Aix en Provence. Ah, oui, un souvenir amusant, dans le fameux petit train entre les Houches et le Fayet, j'entendis tout à coup ma tante Monette dire: "Oh, non, c’est malin, J'ai filé un bas !" J'ai été très étonné car l’ayant vue tout cet été là en short et jambes nues. Je ne l'imaginais pas portant des bas. Du coup, depuis, je l’ai regardé différemment. J’avais découvert que cette grande « jeune fille » était aussi une « dame » ! Mais, aujourd’hui, je peux le dire, c’est une dame, tant par sa sagesse, son savoir et sa distinction, et de plus, ce qui ne gâche rien, adorable.

 

Fredy