VIVENT LES VACANCES

 

Été 1953

Papa avait fermé la maison, persiennes, verrous divers, même la petite resserre à outils au fond du jardin fermée par un cadenas posé récemment. Pour une fois, notre chien un gros briard du nom de Hatis n’était pas avec nous. D’habitude, maman le mettait dans une caisse sur la galerie de la Ford ainsi que ses oiseaux dans une cage assez grande, le tout recouvert d’une toile cirée pour qu’ils ne soient trop perturbés par le vent  dû à la circulation. Cette fois-ci, pas de ménagerie, nous partions à l’hôtel, il n’était donc pas question d’animaux. Hatis avait été confié à des popes russes dont le petit monastère se trouvait avenue Franchet d’Esprey, c'est-à-dire à deux pas de chez nous. En effet, nous habitions boulevard de la porte verte la dernière maison de VERSAILLES  sur cet axe. D’ailleurs de la maison on pouvait voir tout près les frondaisons des chênes et de hêtres du bois de Fosse repose, lequel est lié au bois de saint Cloud. L’année suivante, ces mêmes moines récupérèrent  définitivement Hatis quand nos parents partirent dans le midi de la France. Ils pensaient qu’un chien avec un pelage si fourni et si dense ne supporterait pas le climat de Montpellier.

A cette époque, nous n’étions que sept enfants et avec la bonne, il nous fallait de la place. C’est pourquoi Papa avait fait l’acquisition d’une grande auto de marque Ford, l’ancienne Rosalie trop essoufflée et trop petite. Cette Ford fabriquée en France immédiatement après guerre était carrossée en break de chasse, c’était très peu courant à l’époque, elle était dotée d’un compartiment supplémentaire à l’arrière, vitré sur les côtés et sur l’arrière. Ce break avait été réalisé par un carrossier sur une base de berline, il avait allongé le toit, et les portières ainsi que le hayon arrière étaient construits tout en bois vernis ; c’était du plus bel effet. Par contre, les ailes avant et arrière, le capot ainsi que le pavillon étaient en tôle peints en vert wagon. Papa avait fait simoniser toutes les parties métalliques, c’était une sorte de cire qui donnait un beau brillant à la carrosserie, tout en la protégeant. Le contraste du vert foncé avec le bois vernis très clair était très réussi. Par contre, en roulant, un bataillon d’oiseaux divers nous accompagnait ; en effet, toutes ces boiseries jouaient et couinaient à qui mieux mieux. Les sièges avant et arrière étaient des banquettes de molesquine gris perle, s’accordant avec les entrées de portes et les montants intérieurs qui étaient aussi en gris clair. Les dossiers étaient pourvus d’un long tube d’acier permettent aux passagers arrière de se tenir dans les virages. On n’imaginait pas à l’époque ce que seraient plus tard les ceintures de sécurité. La partie arrière derrière les sièges était assez vaste, plate avec des lames de bois à intervalles réguliers permettant de faire glisser un chargement. Comme son nom l’indique « break de chasse » on pouvait y transporter des armes, des chiens et pourquoi pas la vénerie récoltée. Il n’y avait pas de sièges, papa avait fait construire deux sièges à fond plat dont le dossier était rabattable pour pouvoir utiliser cet espace pour y installer deux enfants. On ne peut pas imaginer comme le fait comme le fait d’avoir les jambes totalement allongées pendant tout un voyage est le summum de l’inconfortable ! Maman prenait place à l’avant avec le dernier né sur les genoux, et le précédent entre elle et papa. Derrière, c’était une autre histoire, nous nous entassions comme on pouvait avec la bonne, quant aux deux grands, ils allaient sur les strapontins au milieu de bagages divers. C’était donc André et moi qui nous y collions, la galère ! Au départ, grand-mère devait venir avec nous, mais c’était difficilement faisable pour elle lors d’un si long parcours. Du coup, elle prenait le train, nous irions la chercher à Issoires. La galerie était surchargée d’une foule de bagages bien attachés et couverts de la toile cirée de la table de la cuisine. Je pense qu’elle a retrouvé sa place à la cuisine au retour.

La veille, papa avait rempli le réservoir d’essence, fait contrôler la pression des pneus, et réaliser la vidange du moteur. D’habitude il faisait faire la vidange tous les 5000 Km, mais là, on avait tout juste dépassé la moitié, c’était plus prudent. On sentait papa inquiet, il faisait montre d’une humeur assez désagréable. Quelques claques avaient déjà volé avant le départ. Enfin, contact, démarreur et mise en route, le moteur V8 de la Ford était très silencieux, seul se faisait entendre le doux ronron du pot d’échappement. Ma sœur ronchonnait car nous nous étions disputés et tout en démarrant, papa fit la grosse voix. Tout le monde se calma pour un temps. Nous étions partis très tôt, à l’aube. Il devait bien y avoir une demi heure à peine plu, probablement, lorsque maman après s’être tournée vers nous poussa un cri perçant (à chaque fois que maman poussait des cris en voiture papa sursautait et faisait un écart, était-ce du cinéma ?) L’écart fut cette fois très réussi, et maman de dire : « On a oublié Jean-Marie à la maison. » Après s’être arrêté, force fut de constater qu’en effet, Jean-Marie n’était pas là ! Consternation, il allait falloir retourner, c’était évident, aucune autre solution n’était possible. Nous avions commencé à bouger, mais là, sentant que l’atmosphère n’était pas au beau, nous nous tînmes tous muets jusqu’au retour à Versailles. Nous restâmes tous dans l’auto pendant que les parents retournaient dans la maison. Un court instant plus tard, maman reparut souriante, mais pas papa, il était furibard. Jean-Marie le suivait, les joues toutes rouges (on devine pourquoi), mais il faisait le flambard et souriait lui-aussi ! La voiture repartit et maman nous expliqua avoir trouvé Jean-Marie à plat ventre sur son lit lisant un Tintin. Je n’ai jamais su s’il avait pris la pose ou s’il n’avait vraiment pas remarqué qu’il était seul. J’imagine quand même qu’il aurait pu paniquer, mais il semble que non ! De toutes façons, il n’a jamais avoué ou raconté ce qu’il avait pensé ou fait, quelle fut sa vraie réaction ?

Tout en roulant maman fit remarquer à Henriette notre bonne qu’elle aurait dû voir qu’il manquait l’un d’entre nous, elle ne répondit pas car sûrement se sentait-elle coupable aussi. Papa était très en colère, mais en roulant il finit par s’apaiser et au bout d’une heure environ, fit la réflexion suivante : « Dorénavant nous ferons comme dans le livre Treize à la douzaine de Franck et Ernestine Gilbreth, vous vous compterez mutuellement. » Il ne voulait pas s’impliquer plus avant.

Henriette qui était alors encore jeunette, avoua qu’elle avait trouvé avoir plus de place qu’elle n’aurait cru sur la banquette, mais n’avait pas réalisé qu’il pouvait manquer l’un d’entre nous.

L’événement nous avait égayés et permit de ne pas trop souffrir de la longueur du trajet. Les routes nationales d’alors n’étaient pas ce qu’elles sont devenues, elles étaient étroites, mal entretenues, très rarement des signalisations au sol, quand aux panneaux de signalisation, c’étaient de panneaux en béton cadeau de Michelin la plupart du temps. Nous étions fréquemment embouteillés, nous n’avancions pas. Il faut dire aussi qu’en moyenne, les voitures ne dépassaient guère le 80 Km/h, tout le monde ne possédait pas une traction, une Hotchkiss ou une Panhard Dynamic. Bien que notre lever eût été très matinal, après l’incident que nous avions eu, nous n’arrivâmes qu’en fin de journée vers Clermont-Ferrand. Là, papa appela l’hôtel de notre destination au téléphone pour prévenir que notre arrivée serait tardive. En effet, bien qu’étant au mois de juillet,  ce n’est qu’à la nuit noire que la voiture stoppa devant l’hôtel de saint Germain l’Herm.  Tout le monde était épuisé, maman surtout qui avait eu constamment un bébé sur les genoux  et avait dû composer avec papa grincheux qui n’arrêtait pas de nous attraper ou de gifler comme il pouvait ceux qu’il trouvait à sa portée ! Il fallait bien, aussi, que toute cette marmaille se détende au cour de ce long voyage ; c’est pourquoi, les uns et les autres, faisions de grimaces  les plus tordantes possibles aux autres automobilistes, cela faisait partie de nos jeux les plus courants, tout en essayant de ne pas nous faire repérer dans le rétroviseur, quand encore nous n’étions pas à nous chamailler. Enfin, nous avions été récupérer la grand-mère et sa valise à la gare en passant à Issoires. C’est tout de même un peu plus tassés que nous avons fini ce voyage tuant. C’est avec un intense soulagement que nous pûmes enfin sortir de notre prison au plus grand ébahissement des hôteliers qui n’avaient jamais vu autant de monde et de bagages pour une seule automobile. Automobile qui s’était très sagement comportée, grâce à dieu sans avoir fait des siennes. Un mois auparavant, mon père était venu dans la région à propos de pommes de terre malades, en avait profité pour chercher un lieu de villégiature pour toute sa smala ; il n’avait pas eu de chance, une des deux pompes à eau avait pété provoquant le claquage du joint de culasse du même côté que la pompe ; moyennant quoi il avait perdu plus de deux jours pour faire réparer. Lors de ce même périple, au moment d’une très forte rafale de vent son capot s’était ouvert brutalement, il s’en était tiré avec une grosse peur rétrospective. Il avait donc demandé au garagiste de mettre des fermetures de sécurité des deux côté du capot, on aurait dit des fermetures d’aspirateur.

Nous voilà à pieds d’œuvre pour démarrer les vacances, l’hôtel était tout petit et en fait nous étions pratique ment « le client » car nous occupions cinq des six chambres disponibles de l’hôtel. Nous fûmes chouchoutés, je me souviens particulièrement que mon petit frère Michel était devenu le favori de la cuisine, il en sortait généralement la bouche pleine. Cette région d’Auvergne est splendide, mais mon frère André et moi étions assez dégoutés car nous avions l’impression d’être de nouveau un dimanche à Versailles, mais tous les jours. Et oui, tous les jours c’était la ballade obligatoire, pas moyen de nous échapper ! Heureusement arrivés sur le site prévu comme but de ballade, nous sortions en vitesse de la voiture, cavalant comme des dératés pour pouvoir faire comme bon nous semblait. Nous montions aux arbres, cherchions de améthystes, il y en avait de fort belles, les cristaux assez gros et bien formés ; nous faisions aussi des cueillettes de fruits sauvages framboises, mûres ou même myrtilles quitte à indiquer au reste de la famille le lieu de ces découvertes ; nous profitions complètement de notre liberté. Cela n’empêchait pas que, comme tous les frères nous nous disputions, je me souviens qu’après une de ces algarades, il m’avait envoyé une de ces claques après avoir pris son élan, elle est restée mémorable, il arrive encore que nous en perlions. Quant nous étions à l’arrière dans la voiture, nous n’arrêtions pas de dire des bêtises sans fin qui nous faisaient rire aux éclats (il faut dire que c’était un bon rieur et son rire était parfois inextinguible). Ce rire avait le don de porter sur les nerfs de papa. Un après-midi, nous retournions vers l’hôtel, André riait, n’y tenant plus il dit à un André rigolard que si cela continuait, il le ferait descendre et qu’il retournerait à pieds jusqu’à St Germain. André lui répondit que cela lui étai égal. Freinage brutal, papa sort de la voiture, alors que maman tentait de le calmer : « Allons, Pierre, je t’en prie. » Il n’en a cure, fait le tour de l’auto, ouvre le hayon arrière prends André par le bras : « André dehors. » Il saute par terre, il est hilare, et avant même que la voiture ait démarré, il commence à marcher, il y a en gros 15 Km pour arriver. La voiture repart, maman est inquiète pour son petit. Papa roule doucement, on sent qu’il se tâte pour peut-être retourner le chercher, mais il ne se décide pas. Bien que ce ne soit pas une grande route, plusieurs touriste nous doublent. Une demie heure plus tard nous arrivons dans le village, puis par la rue principale, qui voyons-nous devant notre hôtel ? André est là aussi hilare que tout à l’heure, les mains sur les hanches il nous attend. Tout le monde est stupéfait, maman est rassurée, quant à papa, sur la coup on sent qu’il va se mettre en colère. André raconte son odyssée, il a tout simplement fait du stop, il nous a doublé même ! Il nous dit qu’il est là depuis un bon moment. Papa, finalement, malgré son air bougon, finit par rire du bon coup qu’André nous avait fait !

J’arrête ici mon verbiage, j’ai encore bien des anecdotes sur notre famille qui n’est pas celle de tout le monde !

 

Fredy